Ils sont très beaux, tout doux, ces grands rochers blancs polis par la mer et le vent. Posés sur scène, ils évoquent la Grèce et le soleil. Dans "Les porte-voix", ces cailloux nous tracent un chemin jusqu'à l'Antiquité et son temple de Delphes. C'était là que vivait la Pythie, consultée par les puissants avant toute grande décision politique ou militaire.
On gravait sa demande sur une tabelle de plomb, les prêtres la transmettaient à la Pythie qui délivrait son oracle après avoir inhalé de mystérieuses fumerolles sorties des entrailles de la Terre. Sa réponse revenait énigmatique à souhait. A tel empereur qui la consultait sur le sort d'une future campagne militaire, la Pythie répondit ceci: "Si vous faites la guerre aux Perses, un grand empire sera détruit." Lequel? Victoire ou non pour les Grecs? Mystère et boule de gomme, débrouillez-vous avec ça, la Pythie ne donnait pas de seconde réponse. La Pythie, c'était une voix. Ou plutôt deux voix. Selon certains, la première et la plus célèbre des ventriloques.
Une histoire au féminin
Tiens, ils bougent tout seuls ces rochers blancs. Et ils ressemblent furieusement à des ossements humains, mandibules ou mâchoires. Voici Yasmine Hugonnet, Mathieu Barbin, Madeleine Fournier et Ruth Childs avançant par paires. Une première voix s'élève, spectrale, étrange, comme suspendue dans le vide. On regarde la personne qui s'exprime. Les lèvres bougent, mais ce n'est pas de cette gorge que proviennent les phonèmes. Et puis, la voix semble masculine alors que le corps qui s'adresse à nous est féminin.
Le brouillage est complet. Inquiétant parfois, drôle souvent, déroutant systématiquement. Bienvenue chez les "Porte-voix", quatuor de ventriloques maniant l'art de la danse et de la parole partagée.
Que nous racontent ces "Porte-voix"? Une histoire au féminin. Celle des femmes ventriloques, de la célèbre devineresse grecque aux miraculées visitées par l'esprit sain en passant par les sorcières vouées à la question et au bûcher. Elles n'ont pas eu d'existence sereine les femmes capables de faire jaillir une voix intérieure de leur corps. Souvent, elles ont passé pour démoniaques, folles, indociles, ambiguës ou dangereuses. Déjà qu'une femme est capable de porter plusieurs êtres vivants dans une même enveloppe corporelle, si en plus elle possède plusieurs voix, la voici menaçante pour le genre masculin.
On comprend mieux le titre de la dernière création de Yasmine Hugonnet. Ces "Porte-voix" ne sont pas que des dangereuses ventriloques, iels sont aussi porte-paroles de ces femmes oubliées, exilées ou condamnées au bûcher, faisant sortir de leur larynx des voix d'outre-tombe pour raconter leur histoire dans une sorte de sabbat salutaire.
Thierry Sartoretti/ld
"Les portes-voix", Théâtre Saint-Gervais, Genève, du 8 au 11 décembre 2022; ABC-Temple allemand, La Chaux-de-Fonds, les 23 et 24 mars 2023.
La ventriloquie, c'est aussi de la danse
Passionnantes recherches de Yasmine Hugonnet sur le corps et le mouvement. Depuis sa "Traversée des langues" en 2015, spectacle après spectacle, la chorégraphe et danseuse romande détaille les mécanismes du corps et des muscles, explore les micro-gestes, voire ce fugace point de tension précédant le geste.
Si vous aimez les grands mouvements de ballet bondissant ou les performances ultra-physiques spectaculaires, passez votre chemin. Yasmine Hugonnet met en scène le subtil, l’infime, voire l’invisible. Ainsi en va-t-il également de la voix, du chant à la ventriloquie. Avant de devenir un son, la voix naît d’un mouvement elle aussi, vibration des cordes vocales, tension des muscles du larynx. Par moment, Yasmine Hugonnet va même plus loin: elle fait danser la pensée. ts