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"Tous les poètes habitent Valparaíso", histoire d'une malicieuse supercherie

L'image de promotion de la pièce "Tous les poètes habitent Valparaiso". [© Lothar Knopp/ Daphné Bengoa / Z-LO Images]
Tous les poètes habitent Valparaiso / Vertigo / 6 min. / le 6 mars 2023
Au Théâtre de la Grange/UNIL à Dorigny jusqu'au 12 mars, Dorian Rossel et Delphine Lanza racontent dans "Tous les poètes habitent Valparaíso" l’incroyable tour de passe-passe du poète chilien Juan Luis Martínez avec les vers de son homonyme, le Genevois Juan Luis Martinez. Une merveille.

Un livre emblématique. Symbole de la chute du dictateur Pinochet au Chili en 1988. Recueil de poèmes, il s’appelle "Poemas del otro" ("Les poèmes de l’autre"). Signés Juan Luis Martínez, ces vers emplis d’un souffle de liberté et d’absolu ont été publiés dans la presse chilienne avant d’être réunis en recueil. On retient en particulier "Quién soy yo" ("Qui je suis") et sa fière tirade: "Et je ne fermerai pas les yeux ni les baisserai". Un hymne révolutionnaire. Il y a toutefois un hic. Un formidable tour de passe-passe littéraire qui relie l’Amérique du Sud à la Suisse romande.

Au Chili vit ce poète qui adore les chemins de traverse et les jeux masqués. En Suisse existe un immigré catalan devenu scénariste de BD (pour Ceppi), journaliste et délégué de la Croix-Rouge internationale. Et tous les deux s’appellent Juan Luis Martinez, un nom plutôt répandu dans les communautés hispanophones.

En 1976, Juan Luis le Genevois publie son premier recueil de poésie, "Le silence et la brisure", chez un petit éditeur nouvellement établi à Paris: les éditions Saint-Germain-des-Prés. Succès d’estime que son auteur range bientôt dans ses tiroirs et ses souvenirs de jeunesse pour se consacrer à sa carrière humanitaire.

Célébré à son insu au Chili

Ce livre arrive dans les mains de Juan Luis le Chilien, titillé par cette coïncidence. Il décide de traduire le recueil en espagnol sans prévenir son auteur et le publie sous le titre "Les poèmes de l’autre". Au Chili, où ces poèmes sont devenus célèbres, personne ne remarque l’astuce. Tout au plus, on s’étonne d’un changement de style et de ce titre étrange, Martínez passant de l’avant-garde à une prose plus classique. En Suisse, le Martinez genevois ne connaît pas le Martínez chilien et ne s’est jamais rendu dans ce pays.

Martínez le Chilien décède en 1993, exigeant que l’on attende vingt ans avant de publier une sorte de livre testament dans lequel on retrouve une photographie du "Silence et la brisure". Il faut alors le flair et l’opiniâtreté d’un chercheur américain, Scott Weintraub, pour que la mystification littéraire soit enfin révélée.

Escamotages et disparitions

Le 17 décembre 2014, un article paru dans le journal Le Temps relate cette affaire. Dorian Rossel et Delphine Lanza lisent et relisent la chronique de notre consœur Eléonore Sulser. Trop beau pour être vrai. Et pourtant si! On connaît le duo théâtral pour son goût du large et des œuvres atypiques portées à la scène. On lui doit des adaptations de la BD ("Quartier lointain"), du cinéma ("Le dernier métro à Paris"), de la littérature de voyage ("L’usage du monde") ou encore de l’autobiographie ("Laterna Magica"). Cette histoire de Martínez vs Martinez est taillée pour leur appétit d’imaginaire, avec ses escamotages, faux-semblants, disparitions et autres rebondissements. En plus, Dorian Rossel connaît le Martinez genevois.

C’est ainsi que naît "Tous les poètes habitent Valparaíso", récit de cette aventure littéraire habilement tissée par la dramaturge Carine Corajoud et mise en scène d’un spectacle de théâtre en train d’avancer dans un brouillard poétique.

Un jumeau littéraire

Pour raconter cette affaire Martinez au carré, on peut compter sur la finesse de jeu du trio de comédienne et comédiens fidèles à la Compagnie STT: Fabien Coquil, Karim Kadjar et Aurélia Thierrée. De même une scénographie signée Sybille Kössler et Florian Gibiat assure sa part d’émerveillement avec une malicieuse et colorée légèreté.

Vous vous demandez peut-être comment a réagi le Martinez helvétique lorsqu'il a appris le détournement de ses poèmes? Avec la surprise amusée de quelqu'un qui se découvre un jumeau à l’autre bout de l’océan. Avec l’émotion aussi d’apprendre que sa poésie, restée discrète en Europe, ait pu avoir un tel impact au Chili. A l’instar du chercheur américain Scott Weintraub, il viendra voir "Tous les poètes habitent Valparaíso", conclusion ô combien théâtrale d’un écrivain ayant orchestré sa disparition dans le patronyme d’un autre.

Thierry Sartoretti/ms

"Tous les poètes habitent Valparaíso", Théâtre de la Grange/UNIL, Dorigny, jusqu'au 12 mars; Théâtre de Saint-Gervais, Genève, du 17 au 26 mars; Théâtre du Casino, Rolle, le 17 mai.

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