Plantons d’abord le décor. C’est celui de l’enfance, aux Sairains, telle que racontée par Laura Chaignat. Dix-sept habitants pour 300 Red Holstein. Les filles Chaignat vont à l’école communale de Montfaucon (JU). Et les vaches rendent impraticable toute tentative de jouer au foot sur les prés alentours. Reste le théâtre. Ça crotte moins les souliers et ça fait rêver. Par exemple de jouer "Phèdre" au Théâtre de Vidy.
Pourquoi Phèdre, l’amoureuse qui se tue après avoir provoqué la mort du bel Hippolyte et son propre déshonneur conjugal? "Parce que le titre de la pièce est une femme!", s’exclame la comédienne. Et puis Phèdre ça claque plus que Laura, "une chanson de Johnny ou une marque de planche à repasser". Certes son destin est tragique, n’empêche, Phèdre est une héroïne, une vraie. Et du côté des Franches-Montagnes, ça manque cruellement d’héroïnes. Près des Enfers, il y a des poulains tant qu’on en veut, mais pas de fabuleux destins.
Faire rire puis imposer le silence
"Presque Phèdre", c’est donc l’histoire de Laura Chaignat: une sorte de manifeste, solo d’humour, salve d’humeur, autofiction et séance psy avec public complice. Laura Chaignat parle d’elle, de son parcours et de son entourage. Elle passe du français de Lausanne à celui des Franches, troque ses bottines rouge Ferrari pour des bottes de pêche, son blaser chic pour un blouson délavé, fait rire, puis impose le silence avec un registre plus intime et sombre. "Vous votre rêve, c’est quoi?"
Presque. Ça vaut dire pas en langage gentil. Comme presque gagné. Ou presque joui, comme le raconte Laura Chaignat dans ce premier seule en scène créé avec la complicité de Robert Sandoz, Aude Bourrier et Marie Fourquet. Des bonnes fées venues du théâtre, de l’humour et de la dramaturgie pour s’assurer que le spectacle creuse bien plus profond qu’une simple démonstration de verve humoristique.
Evocation de son Jura aimé
C’est qu’elle n’en revient pas encore tout à fait, la fille des Sairains, d’être là où elle se trouve aujourd’hui. Pas dans la toge de Phèdre, certes, mais bel et bien sur la scène d’un théâtre lausannois après s’être battue contre les préjugés ou ses propres complexes de jeune fille qui ne rêve "pas de gosses et de terrain à bâtir". Rappelons que le canton du Jura est le seul en Suisse à proposer une maturité théâtre, laquelle a mené Laura Chaignat au conservatoire de Fribourg avant que sa carrière à la radio ne prenne le dessus, d’abord à RFJ, puis dans l’équipe des "Dicodeurs" de la Première puis à Couleur 3 dès potron-minet dans les Matinales et dans "L’origine du monde".
Quand elle évoque son Jura aimé, quitté, régulièrement retrouvé, dans un décor de colonnes grecques et de rideaux à palmiers, elle a le regard tendre et aiguisé. On l’écouterait volontiers plus dans ses portraits savoureux du clan Chaignat. "Presque Phèdre" n’est pas sans liens avec d’autres spectacles comme "Molière-Montfaucon 1-1" de Lionel Frésard, originaire de la même commune que Laura Chaignat et lui aussi passé par l’Union sportive Montfaucon (foot en été, théâtre en hiver). On songe aussi à "D’autres" de Tiphanie Bovay-Klameth, à "La Mâtrue" de Coline Bardin ou "Charrette" de Simon Romang. Leur point commun? La ruralité. Parler d’où l’on vient, ne plus s’en cacher et jouer avec les accents. Pour se retrouver et prouver que le théâtre se vit partout, pourvu qu’on y croie.
Thierry Sartoretti/olhor
"Presque Phèdre", Théâtre Boulimie, Lausanne, jusqu’au 18 mars; les 31 mars et 1 avril à l'Echandole à Yverdon, puis les 10 et 11 mai 2023 au Théâtre du Jura à Delémont