Ça débute sec, brutal. Deux garçons croisent une fille qui attend sa copine. Ils ont 13 ans, guère plus au vu de leur petite taille. Elle est plus grande. L’agression est immédiate. Verbale et tellement tendue qu’on craint illico la suite. Injures, menaces physiques. De la haine pure, de la terreur aussi côté garçons. Cette fille, c’est un robot ou une vraie?
Sur le plateau noir de menaces de la Comédie de Genève, le metteur en scène français Joël Pommerat nous projette dans un futur très proche. A moins qu’il ne s’agisse déjà de notre présent, tordu, dystopique et flippant. Ici, les robots vivent parmi nous. Ils ont des bras, des jambes, des habits, une bonne bouille et ils causent. Ce sont les Intelligence artificielles (AI) qui aident les enfants pour leurs devoirs et leurs servent de babysitter ou de confident. En tout cas chez les familles qui peuvent se payer leurs services car elles coûtent encore bonbon, ces AI vendues en magasin comme des voitures ou de l’électroménager.
Les robots, ces êtres uniques
Scène suivante, plus douce, et pourtant pas moins malaisante. Nous voici dans un foyer, avec un adolescent heureux de la compagnie de son pote Robi. "Ils ne faut plus les appeler des robots. Ce sont des êtres uniques, avec une vraie personnalité".
Vraiment? L’identité des robots se construit via l’auto-apprentissage et l’interaction avec leurs partenaires humains. Celle des adolescents passe par la sociabilisation et la découverte de leur corps en plein changement. Sociabilisation avec qui? Cette amoureuse avec qui la relations est si compliquée ou cette AI sur laquelle on peut toujours compter et qui semble nous comprendre parfaitement? Et quid de la masculinité et de la féminité dans ce monde qui mélange l’humain et l’artificiel? Quid enfin des parents: à quoi servent-ils puisqu’ils sont remplaçables physiquement et même affectivement par des AI?
Le monde de Cendrillon
"Contes et légendes", drôle de titre pour ce spectacle où l’on rit aussi souvent. Il nous fait miroiter le monde de Cendrillon pour mieux nous plonger dans un sacré pétrin de questions éthiques et philosophiques. Quelles sont nos frontières et notre part d’humanité? Pour mieux brouiller les cartes, côté enfants et AI, la distribution de ce spectacle est entièrement féminine. De même, les voix ont un traitement sonore qui les rend irréelles.
Robots, filles et garçons naviguent ainsi en eaux troubles, traversent tant bien que mal un brouillard et un flou qui sont familiers à celles et ceux qui vivent au présent cette évolution-révolution qu’est le passage de l’enfance à l’état adulte. En comparaison, les adultes évoluent dans un monde d’avant qui semble antédiluvien.
Spectacle d'une rare intelligence
Avec ses milices de garçons qui "agissent avec leurs couilles", ces robots si gentils que l’on doit pourtant quitter parce qu’il faut "devenir autonome désormais", ces parents dépassés qui envisagent le remplacement d’une maman en fin de vie par un robot ou ce gosse cancéreux qui tient le coup grâce à sa dévotion pour une superstar artificielle, "Contes et légendes" bouscule et se révèle d’une intelligence rare tout en restant un spectacle parfaitement accessible. C’est bien simple, il devrait figurer au programme obligatoire des écoles… et des parents.
Thierry Sartoretti/mh
"Contes et légendes" de Joël Pommerat, Comédie de Genève, jusqu'au 18 mars.