"Que fait-on de nos morts? Quand on perd quelqu’un, est-ce qu’on efface son contact de notre répertoire téléphonique? Est-ce qu’on l’efface le jour de sa mort, le jour de l’enterrement, un an après…" Lancée à la cantonade par le comédien et musicien Jérôme Colloud, la question fait mouche. Dans le public les mains se lèvent. Chacun et chacune a vécu la cette situation. Chacun et chacune a un avis à partager.
Public, nous sommes assis sur des gradins disposés en cercle dans le Théâtre du Loup à Genève. Un peu comme dans un petit cirque, sauf que dans ce spectacle "Hiboux", il n’est pas question de dressage d’animaux ou d’acrobaties. Nous sommes là pour écouter et parler de la mort. "Hiboux", dernière création de la formidable compagnie franco-suisse des 3 Points de suspension, est un "tutoriel théâtral pour réussir sa mort et celle des autres."
Morbide? Forcément un peu. Sinistre? Absolument pas. On y rit de bon cœur, y compris lorsqu’un spectateur veut bien se prêter à ce jeu avec la troupe: faire le mort et donner ses directives pour sa cérémonie funéraire, cérémonie aussitôt tenue en direct avec quelques mots de sa compagne venue, elle aussi, assister au spectacle.
La mort sous toutes ses coutures
Quand il ne souffle pas dans ses saxophones, Renaud Vincent porte la cravate noire du conseiller funéraire. Pour de vrai. Il a suivi une formation entre Marseille et Paris et peut nous fournir tous les renseignements techniques et légaux sur ces questions: choix des cercueils, des cérémonies, dispersion des cendres, etc. Il nous apprend que l’on peut jeter les cendres de ses proches dans le Léman côté suisse…. mais pas côté français. Dans le public, un enfant lui demandera ce qu’il en est des animaux de compagnie.
"Le jour de votre mort, les membres de votre famille, vos amis, vos collègues de travail se réuniront. Ils viendront peut-être de loin pour vous (…) ça sera peut-être le plus beau jour de votre vie et vous ne serez même pas là pour le vivre!". Dans "Hiboux", on traite de la mort sous toutes ses coutures et avec une certaine bonhomie. C’est qu’il ne faut pas se le cacher: nous sommes toutes et tous concernés, n’en déplaise à celles et ceux, très fortunés ou particulièrement optimistes, qui misent tout sur le transhumanisme et la possibilité d’une forme d’immortalité.
Une gouaille héritée du théâtre de rue
Dans "Hiboux", ça parle de religion, de paradis, de Thomas Edison, de Victor Hugo et de tables tournantes pour dialoguer avec les esprits. On y cite aussi Gilles Deleuze et Vinciane Despret, des philosophes, sans que cela soit excluant ou pontifiant. "Hiboux" se décline avec une énergie et une gouaille héritée du théâtre de rue, lieu de prédilection de la troupe.
Au Théâtre du Loup, la salle est comble. En Suisse romande, le public connaît les interventions malicieuses et parfois loufoques des 3 Points de suspension et leur alias, le collectif 3615 Dakota, capable, entre autres de transformer la Place du Tunnel à Lausanne en grand bain public le temps d’une édition du Festival de la Cité.
"Hiboux" n’est pas qu’une cérémonie funéraire mise en scène par Nicolas Chapoulier et rythmée par le batteur et secouriste Cédric Cambon. C’est aussi une généreuse invitation à réfléchir à l’essentiel: une vie réussie, c’est quoi?
Thierry Sartoretti/aq
"Hiboux", Théâtre du Loup, Genève, jusqu'au 26 mars.