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"Nous ne sommes plus…", confessions d’un théâtre russe en exil

Une image du spectacle "Nous ne sommes plus", de la metteuse en scène Tatiana Frolova. [DR - Julie Cherki]
Nous ne sommes plus… / Vertigo / 6 min. / le 20 octobre 2023
A Lyon, au Festival Sens Interdits jusqu’au 28 octobre, puis au TPR de la Chaux-de-Fonds et à la Comédie de Genève, le Knam Teatr de la metteuse en scène Tatiana Frolova a choisi l’exil avec un spectacle intitulé "Nous ne sommes plus…". Pour continuer son travail critique et documentaire sur la Russie de Poutine.

Les petits paquets ficelés sont déposés en rang à l’avant de la scène. Chacun représente un bout de Russie ramené de Komsomolsk-sur-l'Amour à Lyon, destination terminus pour la compagnie du Knam Teatr qui a choisi l’exil dénonciateur plutôt que la prison silencieuse. Ces paquets symbolisent aussi les 23 kilos de bagage autorisé en cabine, lorsque l’on transite de l’Extrême-Orient en Europe en transitant par le Kirghizstan.

Qu’est-ce que l’on emporte lorsque l’on quitte une vie pour une autre et qu’il n’y aura pas de chemin de retour? L’un a conservé l’ours Michka de son enfance. Une autre la statuette en carton-pâte de Grand-Père Gel, celui qui distribue des cadeaux aux enfants le soir du Nouvel an. C’est un drôle de hasard, mais en russe, Grand-Père Gel s’appelle Ded Moroz. Dead et morose? Comment ne pas faire le lien avec l’épuisant combat politique du Knam dans la Russie de Poutine.

Pratiquer le théâtre dans la semi-clandestinité

Créations après créations, la metteuse en scène Tatiana Frolova et ses camarades ont abordé l’histoire de la Russie et de sa prédécesseuse l’URSS: le goulag, les enjeux de la mémoire et du mensonge, le suicide, la promesse du bonheur ou encore l’absence d’avenir. Ici, on parlerait de théâtre documentaire avec une notion de psychanalyse. Là-bas, le Knam était juste devenu "agent de l’étranger" avec ses subventionnements de théâtres partenaires européens. Puis ils sont devenus des antipatriotes, des traîtres, pratiquant leur théâtre dans une semi-clandestinité. Il avait beau être minuscule, ce Knam logé dans un appartement-théâtre de 26 places dans un vieil immeuble soviétique, seul un public dans la confidence et de confiance pouvait encore s’y rendre. Au risque d’être arrêté par la police.

Une image du spectacle "Nous ne sommes plus", de la comédienne et metteuse en scène Tatiana Frolova. [DR - Julie Cherki]
Une image du spectacle "Nous ne sommes plus", de la comédienne et metteuse en scène Tatiana Frolova. [DR - Julie Cherki]

Nous voici au Théâtre des Célestins, au cœur de Lyon. Jusqu’au 28 octobre, le Festival Sens Interdits y bat son plein. A l’extérieur, une tente accueille des artistes venu-e-s d’Afrique, du Liban, de Palestine, du Brésil, de la France créole d’Outremer, de Biélorussie et de Pologne. Les spectacles se jouent dans toutes les salles de l’agglomération lyonnaise. La vocation du Festival Sens Interdits, c’est un théâtre ouvert sur le monde, sur la politique et les enjeux de société. Le voici servi, trop bien servi même, au cœur de la tourmente depuis les putschs africains et la guerre rallumée au Proche-Orient. Edition après édition, le Knam y a toujours eu sa place. Fondamentale pour y entendre la voix d’une Russie critique et dissidente.

Nous sommes des monstres

Revenons à cette nouvelle création. La première sur sol français, car toute la troupe habite là désormais, avec un statut de réfugiée. Leur spectacle s’appelle "Nous ne sommes plus… ". On songe à leur théâtre désormais vide. On songe à leur nationalité. On pourrait résumer ainsi le propos de cet autoportrait de troupe joué et filmé par les sept du Knam, Dmitrii, Liudmila, Vladimir, Irina, German, Tatiana et leur fidèle traductrice Bleuenn: "Nous ne sommes plus Russes et nous nous rendons compte que ce pays produit, génération après génération, des monstres sans cœur et sans compassion, hantés par les souffrances endurées par la génération précédente dans une sorte de stalinisme soviétique indéracinable".

Pessimiste à jamais? Le théâtre du Knam est d’abord un outil de résistance et de résilience. Et "Nous ne sommes plus… " comporte ses moments de rires, de caricature et de magie, la troupe n’ayant pas oublié dans la steppe de l’Amour ses racines shamaniques, ici présentes sous forme de rituels sonores et chantés.

En se racontant, le Knam signe le portrait d’une Russie fracassée par la guerre, les persécutions et les exils. Nous sommes désormais ici et pourtant nous serons toujours aussi là-bas. Que ce là-bas ne soit plus qu’une conversation via Telegram, un doudou à l’œil manquant ou le carré de tissu préféré de la babouchka, la grand-mère tant aimée. Celle qui avait tout traversé sans perdre son humanité et son tablier.

Thierry Sartoretti/olhor

"Nous ne sommes plus… ", Théâtre des Célestins, Lyon, dans le cadre du Festival Sens Interdits, jusqu’au 28 octobre; TPR, La-Chaux-de-Fonds, du 30 novembre au 2 décembre; La Comédie, Genève, du 7 au 16 décembre 2023.

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Parler de Palestine avec la Palestine

La 8e édition du Festival Sens Interdits affiche son internationalisme et ses fiertés: 18 spectacles de 16 pays et territoires avec une parité hommes femmes absolue côté mise en scène. L’un des plus passionnants rendez-vous théâtraux de France parle volontiers d’un théâtre de résistance, déterminé à faire entendre la parole des autres, y compris et surtout venant de pays désormais paria, qu’il s’agisse du Mali ou de la Russie.

Ainsi, le Biélorusse en exil en Pologne Ivan Viripaev y joue sa dernière création "1,8M" sur la répression dans son pays d’origine. Le Suisse Milo Rau y présente son "Antigone" campée au fond de l’Amazonie. La Libanaise Chrystèle Khodr y dévoile en première internationale son "Ordalie" qui parle de la notion de justice en son pays.

Et puis, il y a la Palestine. Le Festival espère encore jouer les 27 et 28 octobre ses "Monologues de Gaza", une pièce du Théâtre Ashtar, créée naguère sur les cendres de l’opération militaire de l’armée israélienne "plomb durci". Il y a ce duplex entre Gaza et Lyon devenu aléatoire. La question des autorisations de manifestation. Et cette question lancinante: où sont, à l’heure actuelle, les comédiens de la troupe? Et sont-ils encore en vie?