Un "Boléro" d'anthologie chorégraphié au Grand Théâtre de Genève

Paris, Opéra Garnier, le 22 novembre 1928. Ça a débuté comme ça : "ta, tatatata,  tatatata ta, ta ta, tatatata tatatatatatatatata…", une caisse claire sur un rythme à trois temps et c’est parti pour une quinzaine de minutes non-stop. Le plus grand tube de la musique classique est né: le "Boléro" de Maurice Ravel.

Une musique célèbre, mais également une sorte d’Everest de la danse, comme le "Sacre du Printemps" de Stravinsky. Tout chorégraphe dirigeant un grand ensemble de ballet s’y frotte un jour ou l’autre. La première à le faire, face à Maurice Ravel lui-même, fut Bronislava Nijinska. Maurice Béjart s’y est lancé par deux fois et à chaque fois ce fut un triomphe. Le premier, féminin, avec la danseuse étoile Duška Sifnios. Le second, masculin, avec le légendaire Jorge Donn, filmé par Claude Lelouch dans "Les uns et les autres" en 1979.

Faire ressentir ce tourbillon d'énergie

Paris, Opéra Garnier, 2013. Quand les chorégraphes Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet s’emparent du monstre à leur tour, l’attente est immense. Que vont-ils en faire? Et surtout que va amener dans cette version Marina Abramović, la papesse de la performance et de l’art contemporain le plus radical, voire le plus douloureux, qui s'occupe de la scénographie? Allons-nous assister à des noces sanglantes? A un coït orgiaque?

Enfant de la Yougoslavie socialiste, Marina Abramović laisse ses performances pour se plonger dans un souvenir très lointain: la première télévision de ses parents, un appareil en noir et blanc avec un tube cathodique. Un poste qui ne diffusait ses programmes qu’en soirée. Le reste du temps, l’écran affichait la mire ou de la neige, un tourbillon d’électricité qui fascinait la jeune Marina et son frère. "C’était peut-être notre première expérience de méditation", sourit aujourd’hui l’artiste établie à New York lorsqu'elle est interrogée dans l'émission Vertigo du 20 novembre.

>> A écouter: l'interview de l'artiste Marina Abramović qui signe la chorégraphie du "Boléro" dans le spectacle "Eléments" :

Keystone - GEORG HOCHMUTH

Le lien avec le "Boléro" de Ravel? "Je voulais faire ressentir au public ce formidable tourbillon d’énergie qu’est le 'Boléro' avec ses boucles sonores sans cesse répétées." La première fois que Marina Abramović avait entendu le "Boléro" sur la radio familiale, il avait neigé sur Belgrade. Encore de la neige. Pour restituer cette formidable tempête électrique, rien de mieux que cet effet vintage totalement hypnotique de la mire et de la neige télévisuelle d’autrefois.

La magie du "Boléro" opère toujours

Pas de solo païen et conquérant dans ce "Boléro" retravaillé par Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet avec le ballet du Grand Théâtre en grande forme. Plutôt un maelstrom de danseurs et de danseuses tournant comme des derviches dans de splendides et spectraux costumes de calaveras, ces représentations mexicaines de la mort.

En fond de scène, un miroir géant double la distribution et transforme le "Boléro" en une expérience spirite où spectres et vivants dansent jusqu’à l’épuisement. Dans la fosse du Grand Théâtre de Genève, l’Orchestre de la Suisse Romande (OSR) tient le tempo du tube infernal sous la baguette fine et énergique du chef Yannis Pouspourikas.

D’Eros, ce "Boléro" passe à Tanathos. A la dernière note, c’est subjugé, magnétisé, ensorcelé, que le public se lève pour applaudir à tout rompre. La magie du "Boléro" opère comme au premier jour.

Thierry Sartoretti/aq

"Eléments", chorégraphiés par Sidi Larbi Cherkaoui, Damien Jalet. A voir encore au Grand Théâtre de Genève, les 21 et 22 novembre 2023. Complet avec listes d'attente.

Le programme complet d'"Eléments" avec les chorégraphies de "Neotic ", "Faun" et "Boléro" a été diffusé le 21 décembre 2023 à 22h40 sur RTS 1. Il est à voir sur Play RTS.

Cet article a été publié une première fois le 21 novembre 2023.