C'est une maison grecque au bord de la mer Egée. La famille Papadaniel habitait là, installée à Kavala depuis la grande catastrophe de Smyrne en 1922. Cette maison, "la meilleure des maisons", la comédienne Flavia Papadaniel l'a connue enfant. Elle a le parfum salé des vacances d'été et des murs lissés par le vent. Elle abrite aussi un fantôme: Thios Takis, l'oncle Takis. Des années durant, son prénom figurait en grosses lettres tracées à la chaux sur la porte d'entrée. Des années durant, la grand-mère de Flavia a attendu le retour de son frère, disparu en 1943 et dont le prénom a été donné au père de Flavia, comme pour rappeler encore et encore sa mémoire.
"Ma grand-mère n'a jamais pu l'évoquer sans pleurer et sans dire: 'Quand ça sonne à la porte, il y a toujours une partie de moi qui espère que ce sera lui." Héritière d'une liasse de lettres conservées dans un carton, Flavia Papadaniel a décidé de retrouver ce fantôme. Menée sur deux ans, son enquête est devenue pièce de théâtre. Takis ne regagnera jamais le chemin de la maison familiale, mais le spectacle "Thios" lui offre un supplément de vie et de chair.
Les méandres de l'administration
Sur scène, Flavia et son complice le comédien Cédric Simon reconstituent d'abord la demeure de Kavala. Quelques panneaux amovibles que l'on plante ou déplace sur des rigoles posées au sol. Les souvenirs sont flous, les murs mobiles et ce plan architectural dessine un labyrinthe. A la recherche de Takis disparu depuis son séjour dans une prison de Thessalonique, Flavia se perd dans les méandres de l'administration grecque.
Les archives sont dispersées ou incomplètes, voire brûlées ou inatteignables. C'est que cette période qui court de l'occupation allemande à la fin de la guerre civile grecque en 1949 et au-delà, reste une plaie vive dans la société grecque d'aujourd'hui.
"J'ai découvert des récits contradictoires, des silences, des absences de documents et des non-dits qui ne se cantonnaient pas à la sphère familiale, mais s'étendaient à l'échelle d'un pays entier (…). Je reconnaissais chez les autres l'intranquillité, l'émotion, que j'avais longtemps éprouvée en moi (…). En questionnant le passé, j'ai pris conscience de l'intensité de sa présence", note Flavia Papadaniel.
Un fil d'Ariane tout en paperasse
Sur le plateau de théâtre, entre bruitages, reconstitutions de rencontres et captations, on suit la comédienne dans ses recherches, un peu Thésée guidé par un fil d'Ariane tout en paperasse. Jeune militant de gauche, l'oncle Takis a été victime d'une rafle, jeté dans un cachot, puis déporté vers le Nord. Il n'aura pas connu la guerre civile et ses centaines de milliers de victimes entre 1946 et 1949. La fin de "Thios" nous révèle un épisode noir et plutôt caché de la débâcle du Troisième Reich.
"Dans ma famille, on disait de Takis qu'il avait été au mauvais endroit au mauvais moment", raconte Flavia Papadaniel. La formule peut s'appliquer à la Grèce entière. "Thios" nous raconte l'Histoire à l'échelle d'un homme. Et le spectacle offre à Takis, ce jeune idéaliste de l'EPON (l'organisation de jeunesse de la résistance grecque) un mémorial à défaut d'une sépulture. C'est précieux.
Thierry Sartoretti/ld
"Thios" de Flavia Papadaniel au Festival Les Ravines, théâtre La Grange, campus de l'UNIL, Dorigny, Lausanne, les 23 et 24 mai 2024.
Festival Les Ravines, théâtre La Grange, campus de l'UNIL, Dorigny, Lausanne, du 23 au 26 mai 2024.
Mythologie grecque et violence féminine dans "Médée Superstar"
Au Festival Les Ravines se joue aussi la pièce "Médée superstar", par la Compagnie Les Bernardes, les 25 et 26 mai.
Réflexion sur la violence et la vengeance des femmes, ce spectacle mis en scène par Tamara Fischer convoque la figure mythique de Médée et l'éclaire d'une lumière nouvelle en partageant les récits fictionnels de trois femmes d'aujourd'hui. Des rôles complexes interprétés par Giulia Belet, Clémence Mermet et Coralie Vollichard.
"Médée superstar" est à voir au Festival Les Ravines les 25 et 26 mai, puis au Théâtre du Loup à Genève en septembre 2024.
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