Rentrer d'un spectacle et emporter une scène, une image forte jusque dans ses rêves. Elle s'inscrit au fer rouge dans le spectacle "Ça commence par le feu". Figurez-vous trois hommes à l'affût, tenues de chasse, visages durs et scrutateurs, postés au bord d'une tourbière, attendant la bête, la tueuse de moutons, probablement un loup.
Attaché dans une clairière, le Landerman est un original, une sorte de berger des bois, un être simple en costume de forêt. Il est l'appât, le bouc émissaire. Dans la pénombre surgissent trois nouvelles créatures, mi-sapin, mi-animal… Cette bête, les hommes de la battue auront sa peau, mais à quel prix. Son cadavre fume encore que déjà un incendie se déclare. La tourbière n'est plus que flammes.
Drôle de drame
Drôle d’hiver, drôle de drame et pays bien senti. "Ça commence par le feu" nous jette dans l'hiver 1989 quelque part dans les montagnes neuchâteloises et jurassiennes, entre Le Locle et l'Etang de la Gruère. On y suit les vies croisées de Jean-Loup qui préfère qu'on l'appelle Kevin, de Monette qui craint pour l'avenir de son enfant, de la famille Marques qui se déchire dans la politique et de Marina qui rêve d'Amérique quand son Regairaz de père prépare la guerre. Car pour lui, il y a toujours une prochaine guerre.
Nous sommes en novembre, nous irons jusqu'à la nouvelle année 1990. Le mur de Berlin vient de tomber et cette génération-là ne sait pas si l'Histoire s’arrête ou si elle ne va pas plutôt s'emballer.
Des incendies, il y a en a plusieurs dans ce texte de Magali Mougel, toute récente lauréate française du Grand prix de littérature dramatique pour sa précédente pièce "Lichen". Des incendies métaphoriques comme des concrets. Ça brûle dedans, ça brûle dehors chez ces personnages dont les voix s'entremêlent et les corps s'entrecroisent. Parfois c'est une bagarre à l'abribus du coin, parfois c'est un repas de famille autour d'un gigot, parfois c'est un coït furieux derrière une patinoire.
Une terre brûlée
Française des Vosges - là aussi, un pays de forêts, de plis et de replis –, la dramaturge Magali Mougel a répondu à une invitation de la metteuse en scène Anne Bisang, directrice du TPR de La Chaux-de-Fonds. Ecrire une nouvelle pièce de théâtre en se plongeant dans le lieu qui la verra naître. Imaginer et rédiger d'après un paysage, des gens, une mémoire collective. Sacré pari et résultat envoûtant. On se retrouve capté, happé par l'évocation chorale de cet hiver 1989 marqué par le froid, la peur ou l'espoir d'une utopie possible.
Au jeu d'un sextuor inspiré (Françoise Boillat, Angèle Colas, Yann Philipona, Dylan Poletti, Juliette Vernerey, Philippe Vuilleumier) regroupant plusieurs générations d'interprètes et inaugurant une collaboration entre troupes neuchâteloises du TPR et genevoises du Théâtre le Poche, cette mise en scène ajoute les paysages filmés de Camille de Pietro et la musique inspirée d'elie zoé, lequel livre sa première chanson en français. "Ça commence par le feu" est la saga d'une terre brûlée. Selon votre degré d'optimisme, il en sortira un désert ou une nouvelle nature plus vigoureuse que jamais.
Thierry Sartoretti/ld
"Ça commence par le feu", texte de Magali Mougel et mise en scène d'Anne Bisang, TPR, La Chaux-de-Fonds, jusqu'au 17 novembre 2024; Théâtre Le Poche, Genève, du 20 janvier au 2 février 2025; Nuithonie, Villars-sur-Glâne, les 21 et 22 février 2025.