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"Dans la solitude des champs de coton", duel théâtral entre dealer et client

Dans la solitude des champs de coton (2024) [Théâtre Poche - CHRISTIAN LUTZ]
Dans la solitude des champs de coton / Vertigo / 6 min. / le 2 septembre 2024
Ecrite en 1985, la pièce de théâtre de Bernard-Marie Koltès "Dans la solitude des champs de coton" revit au Festival La Bâtie à Genève. A découvrir également en tournée romande au TPR de La Chaux-de-Fonds les 27 et 28 septembre, et au Poche de Genève en novembre .

Dealer et client se font face à dix mètres de distance. Chacun son tour de parole, c’est le croisement de deux monologues plutôt qu’une réelle conversation. Ce duo rédigé au scalpel par Bernard-Marie Koltès en 1985 tient du duel: les yeux dans les yeux, ego contre ego, la main crispée vers une hypothétique et invisible arme, poing ou couteau, on ne saura jamais. Dans certaines mises en scène de "Dans la solitude des champs de coton", dealer et client finissent d’ailleurs par s’affronter physiquement. La transaction commerciale ne serait là que prélude à la guerre.

Un western moderne

Le cinéaste Sergio Leone aurait apprécié la disposition orchestrée par Maya Bösch dans sa mise en scène présentée au Poche dans le cadre du Festival de la Bâtie et qui pourra être vue d'abord au TPR de La Chaux-de-Fonds fin septembre puis à nouveau dans le théâtre genevois en novembre. Dealer et client se fixent en dégainant leurs répliques. Seule une ligne de néon suspendue au plafond relie physiquement ces deux corps qui se sont trouvés dans la nuit d’un parking ou d’un terrain vague.

Il est ici question d’économie, d’offre et de demande, de désir et de satisfaction du désir, d’éveil de ce désir. Le b-a-ba du marketing et du commerce en somme. Notre société n’est-elle pas un "nouveau western" comme l’a si bien rappé MC Solaar? Le commerce entre dealer et client a beau être illégal, il n’en reste pas moins cela: une transaction.

Laurent Sauvage et Fred Jacot-Guillarmod dans "Dans la solitude des champs de coton" (2024) [Théâtre Poche - Christian Lutz]
Laurent Sauvage et Fred Jacot-Guillarmod dans "Dans la solitude des champs de coton" (2024) [Théâtre Poche - Christian Lutz]

Bernard-Marie Koltès avait écrit "Dans la solitude des champs de coton" pour son ami le metteur en scène Patrice Chéreau. C’était au Théâtre des Amandiers à Nanterre (France), à une époque où jouer au théâtre, c’était souvent se brûler sur le bûcher des sentiments, de l’urgence et de la rage. Toutes et tous n’en sont pas revenus indemnes. Bernard-Marie Koltès est pour sa part décédé du sida en 1989, à peine quatre ans après l’écriture de ce texte devenu un classique du théâtre du vingtième siècle, au même titre que ses autres pièces "La nuit juste avant les forêts" ou "Roberto Zucco".

Un lien d'attraction et de répulsion

Sur la scène en clair-obscur du Poche, Laurent Sauvage est le dealer et Fred Jacot-Guillarmod son client. Le premier, très classe rock à la Nick Cave dans son costard bleu, a le ton à la fois dominateur et retord du goupil tentant de persuader la poule qu’il pourrait lui faire du bien. Le second, plus à fleur de peau, marcel et survêt, alterne la peur, l’agressivité et un sentiment complexe où se mêlent envie de fuite, fantasme de combat et désir d’abandon. Et nous voici, spectateurs et spectatrices, de part et d’autre de cette guerre de tranchées (de trachées?) un peu comme le public d’un défilé de mode, guettant le visage silencieux de l’un quand l’autre fait mine de s’approcher tout en lui adressant la parole.

Il faut voir ou revoir "Dans la solitude des champs de coton". Se plonger dans ce texte remis de nombreuses fois sur le métier jusqu’à trouver ce ton, plus proche de la poésie en prose ou du prêche que du documentaire réaliste. On peut aussi souhaiter que cette version, aussi respectueuse que soucieuse de se mettre avant tout au service du texte, poursuive sa route sur ce fil tendu d’un rapport de force et d’attraction entre deux hommes que tout réunit et sépare à la fois.

En début de spectacle, le public entend la voix d’Anne Alvaro, merveilleuse et fine comédienne qui elle aussi joue dans une version de "Dans la solitude des champs de coton" présentée les 9 et 10 septembre au Festival La Bâtie dans une mise en scène de Roland Auzet cette fois-ci, avec sa partenaire de jeu Audrey Bonnet. Au départ Koltès avait imaginé un comédien mâle et noir pour le rôle de dealer. Trop attendu, hélas trop réaliste.

Thierry Sartoretti/sf

"Dans la solitude des champs de coton", de Bernard-Marie Koltès, mise en scène par Maya Bösch, TPR, La Chaux-de-Fonds, les 27 et 28 septembre, puis au Théâtre Le Poche, Genève, du 4 au 17 novembre 2024.

"Dans la solitude des champs de coton", de Bernard-Marie Koltès, mise en scène de Roland Auzet, Villa Bernasconi, Festival La Bâtie, Lancy (GE), les 9 et 10 septembre 2024.

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