Quelques tables et sept chaises, costumes sobres et sombres. Une pièce de théâtre se répète feuillets en main avec ses interprètes. Les tirades d'Euripide se mélangent avec les apartés du groupe. Il y a ce métro qu'il ne faut surtout pas rater, ce temps qui file trop vite, ce ton trop vif ou pas assez, cette entrée en scène encore floue: à cour ou à jardin?
Il s'agit de travailler "Hécube", tragédie inscrite au lendemain de la Guerre de Troie. Reine de la ville vaincue par les Grecs, Hécube est désormais l'esclave d'Agamemnon lorsqu'elle découvre un énième cadavre trop familier rejeté démembré sur le rivage.
Antiquité et présent s'entremêlent
De l'Antiquité, on bascule subitement dans le présent. Il suffit d'un flash de lumière et d'une énergie tout autre au sein de la troupe. Les costumes restent identiques, les tables sont toujours de bois, mais les interprètes ont changé de rôle. On attrape alors au vol cet échange entre Nadia et son avocate.
Nadia n'est plus la comédienne en quête de son personnage d'Hécube, la voici maman, jetée dans un autre drame: "Voilà, c'est ce que tu vas dire, Nadia: la vérité. (…) Tu vas te lasser de raconter encore et encore les mêmes histoires", dit l'avocate. Réponse de Nadia: "J'ai l'habitude de répéter des centaines de fois la même histoire! – Oui, au théâtre… pour faire semblant. – Au théâtre, oui, mais pas pour faire semblant!"
Jeux de miroirs pour spectacle double
"Hécube pas Hécube", dernière création du metteur en scène portugais et directeur du Festival d'Avignon Tiago Rodrigues, est un spectacle double, un jeu de miroirs où s'entremêlent deux histoires cousines à des siècles de distance. Elles se répondent, se nourrissent mutuellement, offrant dans la colère d'un combat parallèle catharsis et résilience. Il y a des larmes et de la colère dans "Hécube pas Hécube". Peu importe le personnage, elles portent toutes la sincérité de l'émotion.
Sous le stylet d'Euripide, Hécube exige justice auprès du Grec Agamemnon, érigé en juge de crimes de guerre: elle avait confié son fils à Polymnestor pour le protéger du chaos de la bataille. Or le jeune Polydore a été assassiné par celui-là même qui était censé le sauver.
Sous la plume de Tiago Rodrigues, la comédienne Nadia exige justice auprès du juge d'instruction: elle avait confié son fils autiste à un foyer spécialisé. Or le jeune Otis (un hommage au chanteur soul Otis Redding cher au metteur en scène, dont la musique soutient le chœur au spectacle) a été maltraité par le personnel chargé de prendre soin de lui. Sur le plateau d’"Hécube pas Hécube", les deux histoires finissent ainsi par se souder pour en raconter une troisième: celle du théâtre comme lieu de la vérité intime et acte politique à travers la fiction et l’immédiateté du présent joué par des interprètes face à un public.
Une histoire de combats
Une impressionnante statue antique trône sur le plateau. C'est une chienne. On pourrait songer à la louve sauvant Romulus et Rémus. Elle symbolise le combat de Nadia, prête à "aboyer encore et encore" pour alerter les autorités et obtenir justice pour son enfant. C'est une gardienne implacable dans sa détermination et son amour maternel. C'est aussi le personnage de ce dessin animé que ne cesse de regarder encore et encore le jeune Otis.
Autour d’Elsa Lepoivre, incandescente Nadia/Hécube, les pensionnaires et sociétaires de la Comédie-Française jouent avec une extraordinaire maîtrise et sensibilité des triples rôles. On les cite: Elissa Alloula, Loïc Corbéry (le méchant c'est lui, Polymnestor et le veule secrétaire d'Etat minimisant sa responsabilité), Gaël Kamilindi, Eric Génovèse, Denis Podalydès et Séphora Pondi (comédienne, avocate de Nadia et soignante maltraitante).
Et si cette tragédie revisitée d'Hécube d'une saisissante limpidité s'appelle "Hécube pas Hécube", c'est qu'au-delà de l'ajout de ce cas contemporain de maltraitance d’enfant, elle rend hommage au langage d'Otis, lequel comprend une cinquantaine de mots qui se nuancent par la négation: Otis pas Otis, Fruit pas fruit, etc. On rajoutera chef-d'œuvre ou pas chef-d'œuvre? Chef-d'œuvre!
Thierry Sartoretti/olhor
"Hécube pas Hécube" de Tiago Rodrigues, avec les sociétaires de la Comédie-Française, La Comédie, Genève, du 28 novembre au 1 décembre 2024.
A noter la diffusion intégrale d'"Hécube pas Hécube" joué au dernier Festival d’Avignon sur RTS1 dans le cadre de l’émission Ramdam, le 12 décembre 2024.
De l'affaire genevoise du foyer de Mancy à la Comédie-Française
Lorsque la Comédie-Française demande à Tiago Rodrigues une pièce à jouer lors de l'édition 2024 du Festival d'Avignon dont il est le directeur, ce dernier songe à la tragédie peu jouée d’"Hécube" et à une histoire qui l'a marqué lors de son passage en terres genevoises.
C'est en effet à la Comédie de Genève que Tiago Rodrigues avait créé il y a peu un précédent spectacle intitulé "Dans la mesure de l'impossible" sur le travail des humanitaires. Au fil des répétitions, le metteur en scène apprenait que l'une de ses comédiennes était alors en plein combat judiciaire et médiatique contre les institutions de l'Etat de Genève.
Confié à un foyer d'accueil nouvellement créé pour les enfants atteints de troubles autistiques graves, son fils avait été maltraité par le personnel du foyer de même que les autres pensionnaires. Révélée à la fin 2021, l'affaire du foyer de Mancy a fait scandale et révélé l'impréparation et les graves lacunes des dispositifs en matière de soins pour des cas d'autisme profond.
Depuis, une autre structure d'accueil a été créée à Genève alors que les conséquences judiciaires de l'affaire du foyer de Mancy ne sont pas encore terminées. Fictionnel, inspirée aussi d'autre cas de maltraitance, notamment dans les institutions gériatriques, "Hécube pas Hécube" contient des éléments directement inspirés de l'histoire de la comédienne et ex-codirectrice de la Comédie Natacha Koutchoumov, qui fut par ailleurs présidente de l'association Autisme Genève.
Le texte a été écrit "en confiance avec elle" indique le metteur en scène portugais chez qui mêler fiction et faits réels est souvent un moteur d'écriture et le moyen d'atteindre une forme de vérité intime.