"L'amante anglaise", quand Marguerite Duras cherche au théâtre le mobile du crime
La scène est délimitée par un grand carré blanc. Côté salle, on y accède par une volée de marches du même ton. Par-dessus, un éclairage en quadrilatère, deux chaises années 1950 et basta. Signée Yves Godin, la scénographie évoque un plateau de danse et de facto, c’est bien à une sorte de bal que l’on va assister dans cette "Amante anglaise". Depuis son premier succès, "King Kong Théorie", la metteuse en scène Emilie Charriot a toujours affectionné un théâtre réduit à cet essentiel: un texte, des personnages, de la lumière, rien de plus.
Qui dit bal dit danses. Celles de "L’amante anglaise" sont des danses de couple, peut-être un tango, car pour chaque pas en avant suivent toujours des pas en arrière. On croit progresser, on recule. On croit toucher la vérité, elle se dérobe à nous.
Inspiré d'un fait divers
En 1949, il a beaucoup été question dans les journaux français de "l’ogresse de Savigny-sur-Orge", alias "La dépeceuse tranquille" Amélie Rabilloud. Dame, ce n’est pas tous les jours qu’une femme au foyer, apparemment sans histoire, assassine son mari, puis le découpe en morceaux. Grande lectrice de faits divers et surtout passionnée par les mécanismes du drame humain, Marguerite Duras s’inspire de cette affaire pour un premier texte de théâtre, "Les viaducs de la Seine-et-Oise" en 1960, suivi d’un second texte destiné à la scène en 1967, "L'amante anglaise".
Marguerite Duras est facétieuse. Son titre est une fausse piste. Pas d’amante british dans ce crime largement réinventé. Dans le jardin de la coupable pousse de la… menthe anglaise. Au duo mari et femme, l’auteure ajoute une tierce personne: une cousine sourde et muette, à demeure pour y faire le ménage et la cuisine. Ce sera elle la victime du meurtre. Et son corps dépecé sera jeté, morceau par morceau, sur des trains marchandises passant à proximité sous un viaduc. Quant au mobile, lui aussi change sous la plume durassienne: Amélie Rabilloud était battue et privée de tout par son bourreau de mari. La meurtrière littéraire, rebaptisée Claire Lannes, n’a pas de motif apparent, si ce n’est une certaine folie. Le meurtre est consommé, Claire arrêtée, "L’amante anglaise" peut commencer.
Le double de Marguerite Duras
Voici d’abord Nicolas Bouchaud. Vif et rusé, le comédien incarne un curieux personnage. Ni juge d’instruction ni avocat, pas même policier ou psychiatre. Il est le double de Duras. Il/elle cherche simplement à savoir, à répondre à ses deux questions: pourquoi et où se trouve la tête jamais retrouvée? Avant de se lancer dans son interrogatoire sinueux, Nicolas Bouchaud nous parle du fait divers, il nous partage le son de "La folie", une chanson du groupe punk The Stranglers en lien avec un fait divers plus récent qui l’avait marqué, lui: l’histoire d’un étudiant cannibale japonais. Un possible personnage durassien. Une autre énigme, assurément.
Voici ensuite le mari de Claire. Bien vivant. Plus de vingt ans de vie commune avec sa femme qu’il dit aimer tout en semblant pourtant ne pas la connaître. Le comédien Laurent Poitrenaux, son verbe d’abord retenu, comme engoncé dans les convenances bourgeoises, est assis, un peu perdu, au milieu du public. Il se rebiffe devant certaines questions de Nicolas/Marguerite, avant de s’avancer à son tour vers la scène. On apprend que Claire passait la plupart de son temps seule dans son jardin. A table, elle ne parlait plus. Lui s’évadait, avait des amantes alors qu’elle s’enfermait dans ses pensées. Lesquelles? Le mari n’en sait trop rien. Il a renoncé.
La meurtrière parle
Voici enfin Claire, incarnée par la comédienne Dominique Reymond, chevelure plaquée en queue de cheval, une sévère robe noire lui donnant un air de Môme Piaf ou de servante de curé. Sa voix est dense, abrasive, ironique, magnétique. Qui est cette femme? Qu’a-t-elle vécu et surtout perdu en route? On la croyait aphasique, la meurtrière parle et même abondamment. Face à elle, Nicolas/Marguerite tente de l’amener petit à petit au mobile de son geste et à l’aveu de cette anomalie: la tête de la victime manque. Devant nous se dessine petit à petit un labyrinthe, celui de la folie de Claire, de ses pensées obsédantes auxquelles il aurait fallu prêter attention, auxquelles il aurait fallu répondre, il y a des années déjà, quand ce n’était pas trop tard. "Si elle ne l’avait pas tuée, elle m’aurait tué moi", déclare le mari. Pendant cet échange, le mari rôde en coulisses, attentif et solitaire.
Nicolas/Marguerite a beau mener ce bal de questions et de réponses, l’essentiel se dérobe à lui/elle. "L’amante anglaise", pièce interrogatoire électrique sans être statique, savamment polissée pour ne pas être juste policière, garde son insondable mystère. "Sublime, forcément sublime Claire L.", aurait pu ajouter Marguerite Duras.
Thierry Sartoretti/mh
"L'amante anglaise" de Marguerite Duras, mise en scène par Emilie Charriot, Théâtre Vidy-Lausanne, jusqu’au 8 décembre 2024; Théâtre de Saint-Gervais, Genève, du 30 janvier au 2 février 2025.