Il y a des lieux qui marquent plus que d'autres. On les chante, on les peint. Ainsi Ostende, en Belgique. Pour Alain Bashung "la mer se retire, cache ses rouleaux. A l'ombre des digues, elle et moi on s'ennuie. Nos souvenirs font des îles flottantes. A Ostende, j'ai la hantise de l'écharpe qui s'effiloche à ton cou". Arno, qui est né sur cette bande de sable, la voyait comme un tableau: "Spilliaert allume la digue comme tous les soirs aux couleurs de désespoir. Il nous peint nos marées, le ciel et nos regards. J'suis seul avec toi Oostende bonsoir".
Léon Spilliaert (1881-1946) aussi était de là, né à Ostende et rivé sur l'horizon, regard vers le large, palette de peintre protégée du vent. A son tour, Cindy Van Acker tombe sous ce charme étrange. D'origine flamande, la chorégraphe genevoise a connu ses premières danses à Anvers, pas bien loin de ce rivage, mais c'est à la Fondation de l'Hermitage, à Lausanne, qu'elle retrouve la peinture de Léon Spilliaert et son lien si particulier à la lumière et à la découpe de son paysage préféré.
Une lumière douce
C'est une peinture, ces peintures de Spilliaert et la mer du Nord que l'on retrouve dans "Quiet Light", dernière création pour deux interprètes de Cindy Van Acker, laquelle a reçu l'an passé le Grand prix suisse des arts de la scène et son anneau Hans Reinhart pour saluer sa carrière de chorégraphe émérite.
"Quiet Light", on pourrait le traduire par lumière douce. Elle baigne la scène dans une semi-pénombre et projette sur le fond du plateau de danse le reflet des deux interprètes, Stéphanie Bayle et Daniela Zaghini, à l'extraordinaire fluidité du geste. L'effet magnétise le regard offrant tantôt des silhouettes mystérieuses de sylphides ou des apparitions de géantes aux bras tels de formidables albatros nocturnes.
Des ombres dansantes
Dans "Quiet Light", la lumière imaginée par Victor Roy, maître des ombres et des illusions d'optique, s'offre aussi une danse, doublant la réflexion des corps et donnant à voir une sorte de cinéma fantastique de corps en mouvement. La mer n'est pas loin de "Quiet Light" avec ces bruissements d'ailes et ces cris de goélands qu'entremêlent les musiques contemplatives et spectrales de l'artiste Lea Bertucci, revisitées façon dub par l'inspiré Denis Rollet.
Il a souvent été dit que les spectacles de Cindy Van Acker forment un tout singulier jusqu'à l'osmose parfaite entre mouvement, sons et lumières. "Quiet Light" forme de ce point de vue sans doute une forme d'apogée.
L'écriture géométrique, mathématique, de la chorégraphe dessine des digues, des oiseaux au gré du vent, des points de fuite, des horizons, des ressacs, des phares, des sémaphores et des drisses qui claquent sur les mats. Au centre de la scène, un mince fil de lumière apparaît soudain, reliant le sol au plafond, vibrant au pouls de la musique, offrant une lumière crépusculaire entre le jaune safran et l'encre bleue.
Les danseuses deviennent des silhouettes qui s'estompent doucement dans un ciel iodé. Les mouvements ralentissent, les corps se fondent, la musique se tait. Ce n'est plus un spectacle de danse, c'est devenu un tableau vivant. Spilliaert allume la digue. Et Cindy Van Acker nous partage la plus belle de ses visions.
Thierry Sartoretti/ld
"Quiet Light" de Cindy Van Acker, avec Stéphanie Bayle et Daniela Zaghini à l'ADC, Genève, jusqu'au 19 décembre 2024; Théâtre Vidy-Lausanne, du 21 au 25 janvier 2025; Théâtre Les Halles, Sierre, les 2 et 3 octobre 2025.
Performance "Les impromptus" à la Fondation de l'Hermitage, Lausanne, les 20 mars, 10 avril et 8 mai 2025.