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"Les Shadocks", un huis clos théâtral sur une France qui s’est perdue

"Les Shadocks", de Christian Geffroy-Schlittler. [Théâtre Saint-Gervais - Julie Folly]
Les Shadocks / Vertigo / 5 min. / le 4 juin 2024
Au Théâtre Saint-Gervais (GE) jusqu’au 16 juin, entre comédie acide et nostalgie amère, "Les Shadocks", dernière création du Franco-Suisse Christian Geffroy Schlittler, s’invite dans un manoir de la France profonde. Là où les utopies ont cédé la place à la mélancolie. Troublant.

Drôle de maison, ce manoir en Mayenne. Après avoir vu "Les Shadocks" qui l’habitent, on ne sait plus trop si on serait prêt à y vivre en leur compagnie. Elle a pourtant tout pour elle cette bâtisse, malgré ses courants d’air et ses réparations inhérentes à toute vieille masure de campagne. Ici un beau potager, là des vergers, là-bas des bois et pas la moindre habitation à la ronde. La campagne verdoyante dans toute sa splendeur.

Depuis "Bouvard et Pécuchet", on sait que l’enfer peut être vert et que derrière les carottes, il y a souvent un retour de bâton. Déroulons l’histoire de ces "Shadocks": Alexandre, Caroline et Julien ont emménagé au manoir dans les années 1990, des parents soixante-huitards partis faire leur vie ailleurs, une vie en trouple, beaucoup de fêtes, pas mal de drogue, d’alcool et de sexe. Il y avait là aussi Paul, l’ami/amant de passage, champion de la rénovation écolo des vieilles fermes et roi du monologue masochiste. Une fille est née, Janis, et puis tout est parti en sucette.

Le manoir des regrets

Janis et Alexandre ont refait leur vie au Brésil. Caroline et Paul sont restés dans les choux, devenant petit à petit eux-mêmes des légumes avec une forte tendance à l’hypocondrie. Paul revient, autant pour retrouver ses racines que pour une énième réparation, dans ce manoir où vit désormais aussi la jeune Judith, une éco-volontaire schaffhousoise venue travailler quelques heures par jour en échange du gîte et du couvert.

Au milieu de ce manoir des regrets, elle est bien la seule à avoir encore énergie et idéaux. Voici pour la majeure partie de l’histoire des "Shadocks" (on vous garde la fin secrète): trois Français aussi frustrés et inefficaces que leur pendant télévisuel, "Les Shadoks" du fameux dessin animé des années 1960-70 qui ne cessaient de pomper et avaient pour devise "pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué?"

"Les Shadocks", de Christian Geffroy Schlittler [Théâtre Saint-Gervais - Julie Folly]
"Les Shadocks", de Christian Geffroy Schlittler [Théâtre Saint-Gervais - Julie Folly]

Décor minimaliste

Sur la scène du Théâtre Saint-Gervais, le manoir se résume à deux chaises, une table, quelques panneaux en aggloméré et des marques blanches sur le sol entre plan architectural et signes cabalistiques. On songe au cinéma de Lars Von Trier qui figurait un village entier avec de simples traits pointillés tracés sur un sol uniformément noir.

Perruques sur la tête, les personnages ont tics et tocs. L’une a la danse de Saint-Guy quand l’autre ne contrôle plus ses doigts. Paul, alias Christian Geffroy Schlittler, a d’abord les traits d’un Bertrand Cantat avant d’être un papy dégarni que la très volontaire Judith (Aline Bonvin, toute en accent alémanique) entend sortir de sa léthargie. Quant au couple Caroline (Julie-Kazuko Rahir) et Julien (David Gobet), il hésite entre le j’menfoutisme assumé et un sentiment d’abandon total au fond de sa campagne. Ces personnages se flairent, se provoquent un peu, les plus âgés tirent la corde de la nostalgie et s’enfoncent dans leur repli sur soi.

Un premier volet magnifiquement joué

"Les Shadocks", ce fut d’abord une épithète adressée un jour au metteur en scène Christian Geffroy Schlitter lors d’une conversation en Suisse romande, à lui, le Normand établi depuis des lustres à Lausanne. Aujourd’hui, sur scène, c’est le premier volet d’une comédie douce-amère, à la fois magnifiquement jouée avec une fausse nonchalance (dans un mouvement permanent orchestré par Barbara Schlittler, danseuse, comédienne et cinquième élément de ce collectif) et toutefois délicate à appréhender dans sa manière d’avancer en crabe entre passé et présent, grandes déclarations et babillages.

On se quitte avec ce point d’interrogation posé en début de chronique. Serions-nous prêts à partager la vie de ces Shadocks-là? Et en quoi nous ne serions pas aussi des Shadocks, nous autre côté public?

Thierry Sartoretti/mh

"Les Shadocks" de Christian Geffroy Schlittler, Théâtre Saint-Gervais, Genève, jusqu'au 16 juin 2024.

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