Il est très fâché, Maître Alexandre Badadone. Il s'est reconnu dans un passage du dernier roman de l'autrice Pauline Jaubert, "Marcher sans craindre le ravin". Bel, un personnage masculin plutôt hâbleur, misogyne et sanguin, avocat de son métier, trône dans sa maison de vacances en Toscane et avoue à son interlocutrice un souci de fertilité: c’est tout lui!
Et depuis la parution de l’ouvrage en librairie, c’est la catastrophe. Son étude perd des clients, sa fille ne lui parle plus, son couple est à la dérive. Maître Alexandre Badadone exige donc réparation. Nous sommes au tribunal et entre l’artiste et l’avocat, c’est la guerre.
La littérature a-t-elle tous les droits?
"Toute intention de nuire" est une pièce en forme de procès, un spectacle judiciaire. Avec juge en robe de rigueur, avocat madré, témoins ébranlés, plaignant indigné et artiste au banc des accusés. Nous sommes au théâtre. On pourrait tout aussi bien se trouver à la 17e chambre du Tribunal de Paris, dite chambre de la presse. Paris? C’est là que vit Pauline Jaubert.
Tout ici est fiction. Mais cette histoire possède un puissant parfum du réel. Depuis l’invention de l’autofiction, la littérature francophone regorge ainsi de procès pour atteinte à la vie privée ou calomnie: fille contre géniteur, ex-ami contre ex-ami, anciens époux ou amants ou célébrité contre écrivain. Ainsi, qui sait si demain, un avocat ou une écrivaine ne vont pas se reconnaître à leur tour sous les traits théâtraux de Pauline Jaubert et Alexandre Badadone et intenter une action en justice contre "Toute intention de nuire", coécrite par le metteur en scène Adrien Barazzone avec ses interprètes (les excellents Alain Borek, Marion Chabloz, Mélanie Foulon et David Gobet) et sa complice Barbara Schlittler.
Un spectacle judiciaire entre comédie et drame
On rit, beaucoup, dans ce procès. Le rythme n’y est pas celui de la justice, très procédurière, mais celui de la comédie, voire de la farce. Avec des interprètes qui changent de personnages en plein tribunal, la présence d’accents savoureux et surtout du suspense: que va décider Madame le Juge? La voici qui retoque Maître Badadone lorsqu’il perd ses nerfs et renvoie dans ses pénates le mari de Pauline Jaubert, témoin inconsistant.
Un roman n’est-il que pure fiction, bardé de tous les droits d’expression artistique possible? Une auteure a-t-elle oui ou non une certaine responsabilité vis-à-vis des personnes qui l’entourent et nourrissent sa prose? A Saint-Gervais, au sortir de la pièce, le débat se poursuit au foyer. Au final, la cause est entendue: Adrien Barazzone a gagné haut la main sa mise en scène.
Thierry Sartoretti/sf
"Toute intention de nuire" de Adrien Barazzone, Théâtre de Saint-Gervais, Genève, du 31 octobre au 10 novembre; La Grange - UNIL, Lausanne, les 20, 21 et 23 novembre 2024.