"Dans un village de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait il n’y a pas longtemps un de ces gentilshommes avec lance au râtelier, bouclier de cuir à l’ancienne, levrette pour la chasse et rosse efflanquée". Installé derrière une sorte de lucarne mi-télévision vintage mi-studio de radio, David Gobet a tout du conférencier pontifiant. Il lit, ou plutôt paraphrase, "Don Quichotte de la Manche", le père de tous les romans, le volume délicieusement zinzin de Miguel de Cervantes, millésime 1605.
Et voici que sur ce même plateau de théâtre, à quelques centimètres de son nez, une vie parallèle se déroule. Installés dans leur local associatif, Anne et François, alias Anne Delahaye et François Herpeux, préparent avec minutie des panneaux en carton en vue d’une mystérieuse action prévue dimanche prochain.
La magie comique tourne à plein ventilo
Le rapport avec Quichotte? Le premier prenait des moulins à vent pour d’hostiles géants. Les seconds pourraient bien s’en prendre à un futur parc éolien. Et mon tout brasse passablement d’air, empêtré dans sa maladresse, ses problèmes logistiques, ses illusions et son désir formidable d’action héroïque. Quichotte, on le sait, termine sa bataille accroché aux ailes d’un moulin. Anne et François reviendront de leur action les habits déchirés, les cartons enfoncés sur la tête et la mine lessivée.
Dans "Quichotte, chevalerie moderne", la magie comique de la troupe genevoise des Fondateurs tourne à plein ventilo. Le truc: nous raconter une histoire tout en bricolant le décor (ici des panneaux de manifs) et en affectant de ne pas nous raconter ladite histoire. Par le passé, les Fondateurs se sont déjà emparés du "Dom Juan" et du "Tartuffe" de Molière, puis du "Madame Bovary" de Flaubert qui voyait le salon bourgeois des Bovary petit à petit envahi de bibelots achetés par correspondance jusqu’à l’étouffement.
Les Fondateurs préfèrent les chemins de traverse
Dans ce "Quichotte", la gageure n’est pas d’adapter à la scène un roman-monde avec ses dizaines de personnages, situations et paysages, mais de rendre le plateau de théâtre quichottesque, le temps d’une représentation. Omar Porras et son Teatro Malandro avaient naguère magnifiquement conté l’épopée du seigneur de la Mancha, devenu personnage observant sa propre fiction dans une formidable mise en abîme imaginée par ce génie de Cervantes.
Les Fondateurs préfèrent les chemins de traverse. David Gobet le narrateur va sortir de sa lucarne pour rejoindre les deux hurluberlus activistes. Ce coquin de Cervantes lui aurait volé ses propres répliques. Il s’agit dès lors de se solidariser et réclamer réparation. Et les trois zigotos du plateau de s’affubler de ronflants patronymes de chevalerie pour mieux impressionner leur nouvel ennemi.
Côté public, point d’effroi, mais des cascades de rires. Don Quichotte, l’homme qui préfère l’utopie à la réalité, a encore frappé dans le mille.
Thierry Sartoretti/olhor
"Quichotte, chevalerie moderne", TPR, La Chaux-de-Fonds, du 2 au 4 mai 2024; L'Usine à gaz, Nyon, les 14 et 15 novembre 2024; Théâtre du Passage, Neuchâtel, le 19 novembre 2024; Théâtre Benno Besson, Yverdon, le 22 novembre 2024; Spot, Sion, le 28 novembre 2024; Nebia, Bienne, le 5 décembre 2024; Nuithonie, Villars-sur-Glâne, les 10 et 11 décembre 2024.