Récit de l'amour secret entre Hannah Arendt et Martin Heidegger, la Juive et le nazi
Nous voici plongés dans la République de Weimar, cette Allemagne en pleine effervescence et incertitude à la veille d'Hitler et de la Shoah. Elle, Hannah Arendt, juive, brillante étudiante en 1925, dont la renommée sera mondiale lors de l'après-guerre. Lui, Martin Heidegger, brillant philosophe, professeur d'université qui va se compromettre avec les nazis dès leur avènement au pouvoir en 1933.
Ces deux-là se sont aimés. En secret, des années durant, bien au-delà de 1945. Un amour contre toute rationalité. Comment a-t-il pu exister et surtout durer autant? Au Pulloff de Lausanne, "Un rapport sur la banalité de l'amour" tente de dévoiler le mystère au mystère.
Une correspondance amoureuse
Les dialogues sont inspirés de leur correspondance amoureuse, rendue publique dans les années 1980, ici séquencée en cinq épisodes de février 1925 à février 1950. De leur première rencontre aussi charnelle qu'intellectuelle à leur dernier rendez-vous physique, lorsque le grand philosophe, piteux et ostracisé, vient de se faire interdire d'enseignement pour cause de participation à l'appareil nazi.
Sur la scène, robe verte, chevelure frisée et verbe à fleur de peau, Sabrina Martin est Hannah. Frank Semelet, moustache et gilet de notable, est Martin. Les deux interprètes jouent sur le fil. Pour elle, le défi est d'incarner une amoureuse qui ne cesse de s'indigner devant les dérives antisémites et nationales-socialistes de son amant. Pour lui, il faut faire corps avec cet esprit brillant qui s’avère cependant bien lâche dès qu'il s'agit de sa carrière ou de sa réputation d'homme marié.
Des mises au point sur l'histoire
Entre chaque épisode, une petite mise au point sur le cours de l'histoire, la grande et la leur, cachée derrière les événements, de plus en plus impossible dès lors que la Gestapo règne sur l’Allemagne. Martin reste en Allemagne, recteur de la prestigieuse Université de Fribourg-en-Brisgau. Hannah s'enfuit sous peine d'être bientôt assassinée. Paris d'abord, puis le camp de Gurs dans les Pyrénées, avant de partir plus loin au fil de la débâcle: Montauban, Lisbonne, New York enfin.
Pas besoin d'avoir son brevet en philosophie pour suivre ce "Rapport sur la banalité de l'amour", signé de l'Argentin Marion Diament, plutôt bien taillé. Le titre évoque un des grands succès de librairie d'Hannah Arendt, "Rapport sur la banalité du mal", écrit après avoir suivi le procès du nazi Adolf Eichmann.
Ici, il est question de décortiquer un amour, pas d’explorer le concept du dasein. A la mise en scène, François Marin alterne les passages en ombre chinoise derrière un drap - manière sobre d’évoquer les aspects les plus torrides de leur lien - et le jeu au plus près du public où l'on scrute une larme, ou une paupière qui flanche, penaude. "L’amour est amoral" conclut Sabrina-Hannah dans un ultime rendez-vous. Et la pièce se garde bien de porter un jugement sur cette histoire au-delà du bien et du mâle.
Thierry Sartoretti/olhor
"Un rapport sur la banalité de l’amour", mise en scène de François Marin, Pulloff, Lausanne, jusqu’au 14 janvier 2025.