Au Far°, migrants et habitants dansent pour se rejoindre

Grand Format

RTS/Sophie Badoux

Introduction

Premier rôle? La salle de gym

La salle de gym, une bâtisse du début du XXe siècle de la vieille-ville de Nyon, incarne le personnage principal du projet chorégraphique de Laurent Pichaud. Universelle, elle est le lieu de réunion des fêtes de village autant que celui où on se réfugie en cas de catastrophe.

Elle se tient sous une pluie hésitante en ce jeudi de juillet. Progressivement y entrent Saad, Miron, Christian, Tasfit, Emmanuelle, Daniel et les autres.

Ses poutres de bois et son espace vide résonnent de "bonjours" enthousiastes et de mains qui claquent en signe de reconnaissance. Certains arrivants se font plus discrets, hochant la tête avec un sourire, pour rejoindre le banc penché sur l'écran de leur smartphone avant que ne commence la répétition.

"On n'a pas encore tous travaillé ensemble", glisse Emmanuelle, 34 ans, qui a fait le déplacement depuis Lausanne.

Le groupe, qui "montera sur scène" mi-août pour le Far° est encore en train de se constituer. La directrice du festival, Véronique Ferrero Delacoste, s'invite d'ailleurs dans la salle de gym pour encourager les requérants à participer activement. "C'est super que vous vous engagiez pour ce projet. Il y a encore beaucoup de travail pour préparer le spectacle, donc c'est vraiment important que vous soyez là à toutes les répétitions", articule-t-elle distinctement. Choix judicieux puisque la moitié de l'assemblée hausse les sourcils.

Habitante de la région et participante au projet, Antoinette, qui parle arabe, traduit pour certains, pendant que Daniel, requérant arrivé en Suisse il y a 11 mois, se lance dans des explications pour ses compatriotes érythréens. L'incompréhension, Antoinette connaît, elle qui s'est fait appeler "internet" pendant plusieurs répétitions au "jeu des prénoms" où il s'agit autant de se rappeler du nom de son voisin que de réussir à le prononcer correctement.

J'essaie de trouver des situations qui redonnent accès au réel, et cela vient d'abord du lieu

Laurent Pichaud, chorégraphe

Le chorégraphe français Laurent Pichaud, qui se range du côté des étrangers en se présentant, accueille chaleureusement la dizaine de participants à cet atelier "De terrain".

La performance chorégraphique "in situ", qui s'écrit au fur et à mesure des répétitions dans la salle de gym, sera jouée uniquement dans ce même lieu trois jours durant pendant le festival.

>> Découvrez l'accueil, quelques-uns des participants et le projet expliqué en vidéo :

Le spectacle "De terrain" rassemble migrants et habitants
Info en vidéos - Publié le 9 août 2016

Laurent Pichaud, 45 ans, pratique la danse "in situ" depuis une pièce qu'on lui avait commandée en 2001. Par la suite, il crée tous ses spectacles à partir de leur environnement, toujours différent de celui d'une salle de théâtre traditionnelle.

La danse in situ, ça m'a fait trouver des états de corps particuliers, des situations poétiques et esthétiques uniques

Laurent Pichaud, chorégraphe

Les lieux que l'artiste investit ne se cantonnent plus à une simple fonction de décors, mais donnent leur âme aux projets. Couleurs, sonorités, objets trouvés sur place, le spectacle naît d'un savant mélange entre improvisations des acteurs du projet et intentions du metteur en scène qui sait, avec tact, amener les amateurs au-delà de leur sphère de confort pour offrir et partager un objet artistique signifiant avec le public.

"Ça me plaît de travailler avec des amateurs, notamment parce que ça installe une forme d'équivalence entre ceux qui font et ceux qui regardent", note encore le danseur.

L'événement du spectacle, c'est nous réunis dans un même lieu

Laurent Pichaud

Je suis très intéressé par tous les arts, la danse, la musique. Si je peux rester en Suisse, j’aimerais continuer dans cette voie

Daniel, migrant et acteur

Français, anglais, arabe ou tigrigna?

Les yeux fermés, on sent deux mains bienveillantes sur ses épaules qui guident le corps à travers la salle, le protègent des murs et des "dangers" environnants. On commence par marcher, puis courir, enfin la main n'est plus collée aux omoplates, mais provoque l'arrêt uniquement par une tape pour éviter une collision.

Au fur et à mesure des jeux, on se fait confiance, on se protège, mais parfois on arrive trop tard et on laisse échapper une main qui glisse. Si les acteurs n'y voient pas forcément de métaphores, l'allusion aux parcours de vie potentiellement dramatiques des migrants reste troublante pour le spectateur.

Les corps se font face, se frôlent, on cherche à éprouver l'équilibre de l'autre et de l'ensemble. Le tout très naturellement et sans gêne.

Il y a une forme de curiosité réciproque, qui fait que de toute façon on arrive à communiquer

Laurent Pichaud, chorégraphe

Au français se mélangent alors assez vite des bribes d'anglais qui viennent compléter la gestuelle et les rires. Dans ce recoin de Nyon, le tigrigna, la langue de l'Erythrée, et l'arabe sont aussi devenus les langues les plus parlées.

>> Regardez comment fonctionne la communication au sein du groupe :

La communication au sein du groupe
Info en vidéos - Publié le 9 août 2016

Daniel, Erythréen de 24 ans, est arrivé en Suisse il y a onze mois. Pour échapper notamment au service militaire à vie, il a franchi la frontière avec le Soudan avant de traverser le Sahara, la Libye, la mer Méditerranée pour atteindre l'Italie avant d'arriver à Nyon. Sa forte volonté d'intégration lui a fait apprendre le français rapidement et c'est désormais lui le traducteur officiel du groupe.

Grâce à l'anglais et au français, il a pu "se faire des amis suisses au travail et au cours de danse". "La vie ici, c'est vraiment super; Nyon, je l'aime beaucoup", déclare-t-il un immense sourire aux lèvres. Il espère désormais "avoir son deuxième entretien à Berne pour recevoir un permis et s'intégrer entièrement".

Je suis déjà pas mal intégré ici, je suis en train de me construire tous les murs que je peux autour de moi donc si je reste ça va être très facile

Daniel, migrant et acteur

Bâton à la main, Daniel saute tel un gymnaste d'un pied sur l'autre pour faire des "traversées" de salle de gym. Puis deux par deux et en ligne, aux côtés de Miron, Ali et Ghaleb, ils rament tous en rythme. Il s'agit de ne laisser personne derrière.

Ça m'a posé des questions en tant que femme vu que dans la danse, on se retrouve très vite à se toucher, c'est complexe culturellement

Emmanuelle, habitante et actrice

"Dans le respect de l'identité de chacun"

Après la pause, le groupe d'acteurs se mue en bergers, tentant de rassembler un troupeau de balles de ping-pong qui se dispersent sur le sol. Là encore, il faut apprendre à s'écouter, s'adapter aux manières de faire de chacun, garder son calme et éviter les mouvements brusques pour n'égarer aucune brebis.

Les rires fusent, ça se disperse. Ali et Miron peinent à garder leur concentration. Laurent Pichaud se doit de faire la classe pour ramener le silence.

Il y a des choses qu'eux arrivent mieux à faire que nous, les Suisses, et parfois c'est l'inverse

Emmanuelle, habitante et actrice

"A partir d'un code commun, des singularités apparaissent, qui sont culturelles mais aussi morphologiques - les grands, les petits, les plus toniques, etc. - et c'est avec cela que je travaille", explique le chorégraphe après la séance. L'objet artistique final doit permettre à chacun de trouver sa place dans le respect de son identité.

Avec une difficulté supplémentaire parfois, dans le monde de la danse où beaucoup passe par le corps, hommes et femmes doivent d'autant plus s'apprivoiser.

>> Les questionne ments culturels :

Danser ensemble, au-delà des différences culturelles
Info en vidéos - Publié le 9 août 2016

L'expérience chorégraphique "De terrain" oscille entre connu et inconnu, à la recherche d'une qualité du moment présent, d'une écoute. Un travail en perpétuelle évolution jusqu'à ce que le public vienne croiser le regard des acteurs du projet.

L’art, ça sert à rien, ça n'a pas une fonction et c’est ça qui est politiquement important. On touche au sensible, à l'imaginaire, c'est une expérience

Laurent Pichaud, chorégraphe

>> "De terrain", spectacle à voir les 18, 19 et 20 août au Far°, Festival des arts vivants de Nyon

Toutes les informations: www.festival-far.ch

"La culture joue forcément un rôle dans la rencontre de l'autre"

Fin juillet 2016, 63 requérants d'asile étaient hébergés dans les centres d'accueil de l'Etablissement vaudois d'accueil des migrants (EVAM) à Nyon. La ville accueille actuellement trop peu de migrants par rapport à sa population. Un nouveau projet, encore à l'étude au niveau du Conseil communal, devrait voir 180 personnes être accueillies en 2019.

Stéphanie Schmutz, municipale à Nyon en charge du Département enfance, logement et cohésion sociale, explique pourquoi les projets d'intégration seront de plus en plus importants.

RTSInfo: Quel est l'impact d'un projet culturel tel que celui du Far° pour la ville de Nyon et ses habitants?

Stéphanie Schmutz: C'est un projet très positif. C'est important pour les Nyonnais de pouvoir s'engager positivement. On a eu pas mal de problèmes à Nyon avec une mauvaise expérience pour la Ville et pour l'EVAM dans l'implantation et la gestion d'un abri pour requérants surpeuplé il y a quelques années.

Tant qu'on ne se connaît pas, on a peur. Mais plus on peut se rencontrer et mieux c'est

Stéphanie Schmutz, municipale à Nyon en charge de la Cohésion sociale

C'est donc important que les habitants s'investissent dans des projets comme celui de ce spectacle, mais également dans d'autres rencontres comme lors de repas communautaires. Un match de foot a aussi récemment été organisé par les gymnasiens par exemple.

RTSinfo: Ce genre de projet permet donc à ces deux populations de se rencontrer et de mieux se comprendre?

Stéphanie Schmutz: Oui. Le reproche qu'on entend souvent, c'est que les migrants "traînent en ville", vu que leur abri est fermé pendant la journée. C'est important pour eux qu'ils puissent s'intégrer et rencontrer du monde, comme c'est le cas au travers de ce projet.

Le reproche qu'on entend souvent c'est que les migrants "traînent" en ville

Stéphanie Schmutz, municipale à Nyon en charge de la Cohésion sociale

RTSinfo: Mais faudrait-il plus d'espaces de rencontre?

Stéphanie Schmutz: Il faut aussi réussir à dépasser les premières réactions de soutien qui sont de dire on va venir jouer avec eux. C'est déjà bien mais ce n'est pas suffisant. Donc oui, il faut des espaces de rencontres, mais aussi de formations pour des bénévoles et bien sûr des endroits où les habitants peuvent rencontrer des migrants et inversement, afin notamment de faciliter l'intégration de ceux qui resteront ici.

RTSinfo: Est-ce que vous souhaiteriez voir d'autres projets de ce type émerger?

Stéphanie Schmutz: La ville favorise les projets sportifs, culturels et d'utilité publique. On essaie en effet de mettre sur pied un programme qui continuera aussi après le far°. L'idée est de pérenniser un atelier artistique.

La culture joue évidemment un rôle pour permettre la rencontre des communautés, même s'il y a toujours une frange de récalcitrants.

"Le Far° n'est pas un événement politique mais suit les questions des artistes"

"Le Far° n'a jamais eu une dimension politique et aujourd'hui, c'est plus un engagement du festival par rapport au vivre ensemble qu'un réel engagement politique", note d'emblée la directrice du Far°, Véronique Ferrero Delacoste. "Il s'agit surtout d'accompagner des artistes qui s'interrogent sur le monde dans lequel on vit."

L'édition 2016 du Far° prend racine pour beaucoup dans le fait que les bureaux du festival se trouvent à côté du centre d'accueil de jour des migrants à Nyon (VD). L'équipe artistique organise une première rencontre fin 2015 puis un atelier artistique hebdomadaire avant d'intégrer des migrants dans le processus artistique de certains spectacles.

"Mais en décembre, on savait qu'ils ne seraient peut-être plus là en été pour le festival. Il a fallu faire avec cette précarité, cette fragilité et cette insécurité."

>> Ecouter l'interview de Véronique Ferrero Delacoste sur RTS La Première :

Véronique Ferrero Delacoste, directrice du far° festival des arts vivants Nyon. [DR]DR
Le Journal du matin - Publié le 10 août 2016

Crédits

Textes, photos et vidéos: Sophie Badoux