Tout un opéra en version dansée. En 1981, le chorégraphe Maurice Béjart proposait à Bruxelles ce spectacle de trois heures, une longueur inédite dans le monde du ballet. A Lausanne, "La Flûte enchantée" remplit la salle du Théâtre de Baulieu. En cette année commémorative (30 ans de Béjart Ballet -BBL- à Lausanne, 10 ans depuis la mort du maître), le BBL reprend l’ouvrage pour la seconde fois sur les rives du Léman dans une version restaurée par l’actuel directeur artistique Gil Roman.
Un enregistrement discographique vintage
Même décor plutôt épuré et donc intemporel, mêmes costumes et surtout même orchestration pour cette "Flûte enchantée" qui se passe de musiciens sur le plateau et cale ses pas sur un enregistrement discographique vintage: celui de la Philharmonie de Berlin sous la direction de Karl Böhm en 1964.
Un bon choix du défunt chorégraphe respecté par son successeur: les voix de la soprano Roberta Peters ou du jeune baryton Dietrich Fischer-Dieskau, notamment, sont tout bonnement somptueuses et le son du Palais de Beaulieu s’avère un parfait salon d’écoute. Voici une expérience collective assez singulière: être un bon millier à Beaulieu à écouter dans un silence religieux ces voix disparues, certaines depuis des lustres.
Un opéra sous-titré en langage des signes
Revisitant le chef-d’œuvre de Mozart, Béjart a imaginé un ballet calqué sur le chant et la musique. Une sorte d’interprétation en mouvements des paroles du livret et des accents de la partition. Les danseurs minent donc régulièrement les dialogues des chanteurs. Du point de vue narratif, l’effet est d’une clarté parfaite, didactique à l’extrême. C’est comme si l’opéra était sous-titré en langage des signes. Comme si un roman très long que vous n’auriez jamais lu vous était résumé en quelques cases de bande dessinée.
A cette gestuelle de la parole, s’ajoute bien sûr le répertoire des mouvements du ballet : portés, sautés, fouettés, jetés battus, ronds de jambes, etc. Les danseurs du BBL sont excellents techniquement. C’est précis, harmonieux, symétrique, académique avec ce petit côté décalé moderne qui rappelle qu’à une époque lointaine – les années 60 et 70 - Béjart a été un chorégraphe qui a bousculé les codes classiques.
Une danse virtuose
Plus bel instant du spectacle, le fameux air de la "Reine de la Nuit", où la danseuse Elisabet Ros (qui reprend le rôle qu’elle tenait déjà en 2003 à la Patinoire de Malley, du vivant de Béjart) se lance dans une danse virtuose entre le pas du crabe et celui de l’araignée. On voit de la belle danse délivrée par de belles personnes dans cette Flûte, toutefois cette beauté plastique ajoutée à la perfection de la musique et du chant n’est pas sans redondance.
Un final de pompe et de circonstance
Béjart souligne la dualité entre ombre et lumière à renfort appuyés de symboles francs-maçons, de la pyramide au compas. Mozart était animé vers la fin de sa brève vie par un ultime souffle d’audace, d’inventivité et d’engagement politique.
Deux siècles plus tard, la démarche du prestigieux chorégraphe relève plus du divertissement et de la vulgarisation du répertoire classique. Ce qui est tout à fait agréable à regarder, mais ne fait de loin pas de ce ballet un des chefs-d’œuvre de Maurice Béjart.
Les parties dialoguées, interprétées par les danseurs eux-même, notamment le Sprecher et Tamino, tiennent du numéro de clown de reprise. Quant au final, tout de pompe et de circonstance, avec son compas géant en fond de scène, son temple de Shaolin rouge profond l’intégralité du ballet rassemblée géométriquement au pied des héros baignés de lumière, il ne dépareillerait pas dans un spectacle kitsch à la gloire du grand leader de la Corée du Nord.
Thierry Sartoretti/mh
"La Flûte enchantée" de Mozart, Béjart Ballet Lausanne, Palais de Beaulieu, Lausanne, jusqu'au 21 juin 2017 (complet).
Un opéra révolutionnaire devenu divertissement dansé
Lorsque Mozart dévoile sa "Flûte" en 1791, c’est une œuvre d’avant-garde: elle se chante en allemand quand les conventions de l’époque en matière d’opéra exigent l'italien. Elle comprend des parties parlées comme au théâtre, c’est le "Singspiel" que Mozart vient tout juste d’expérimenter dans "L’enlèvement au sérail". Enfin, à une intrigue de conte de fée amoureux entre les 1001 nuits et les frères Grimm, Mozart et son librettiste Emanuel Schikaneder ajoutent une dimension révolutionnaire et philosophique: la pensée des Lumières et la franc-maçonnerie transforment la Flûte en manifeste pour la connaissance contre l’obscurantisme.