L'idée naît d'abord dans la tête d'un militant gauchiste grec. Monter "Antigone" en pleine dictature des colonels à Athènes. Un spectacle qui dénonce la tyrannie avec son héroïne qui dit "non" au Roi Créon. Le projet est balayé, le metteur en scène exilé à Paris. L'idée demeure. C'est ainsi que débute un roman au souffle immense, du Français Sorj Chalandon.
Son "Quatrième Mur" a reçu le prix Goncourt des lycéens en 2013. Le voici porté à la scène par un vrai metteur en scène en chair et en os, Jean-Paul Wenzel, qui dit "avoir pleuré en refermant ce roman." Sa pièce présentée au Théâtre de Saint-Gervais à Genève a été rebaptisée "Antigone 82".
L'idée passe du militant grec, mourant, à son ami Georges, un Français: créer envers et contre tout "Antigone" de Jean Anouilh dans un pays en guerre. Pour contrer la folie des combats par la folie d'un projet de paix où chaque camp belligérant déléguerait un représentant qui jouerait un des personnages de cette tragédie.
Le champ de bataille est trouvé: c'est le Liban de 1982, un cinéma en ruines au cœur de Beyrouth, pile sur la ligne de démarcation qui sépare les factions ennemies. Antigone sera palestinienne sunnite. Créon sera chrétien maronite. Hémon sera druze musulman hétérodoxe. Les gardes seront chiites, la nourrice une catholique arménienne. Une folie.
L'utopie théâtrale se fera littéralement écraser par la réalité de la guerre: l'invasion israélienne, le massacre des camps palestiniens de Sabra et Shatila, les tanks syriens… Autrefois grand reporter, Sorj Chalandon connait la guerre. Il était régulièrement au Liban de 1981 à 1987 pour le quotidien français Libération. Son roman "Le Quatrième Mur" est d'une force et d'une véracité inouïe.
Comment passer de la puissance évocatrice d'un récit au spectacle théâtral qui donne à voir? Le metteur en scène Jean-Paul Wenzel invite une partie du public composée d'étudiants à s'asseoir sur les côtés de la scène. Habile. Nous ne sommes plus au théâtre, nous voici transportés dans une assemblée de fac avec des camarades qui interpellent les orateurs… idée géniale qui brise le fameux "quatrième mur", cette séparation invisible entre scène et public, comédiens et spectateurs.
La partie libanaise de la pièce "Antigone 82" est plus classique: elle déroule les chapitres du roman sur un écran placé en bout de scène, tout "jouant" la guerre avec des armes factices, des postiches, de la musique orientale magnifiquement jouée en live et des bruitages de combat. Explicite, généreux, le jeu des comédiens n'a hélas pas la force de l'écrit.
La mission est certes difficile: transporter dans le cadre feutré d'un théâtre le souffle assourdissant de la guerre et la folie d'un metteur en scène narrateur que la vraie tragédie libanaise ronge comme un cancer tout en abattant les uns après les autres les personnages-comédiens de son utopie pacifiste.
"Antigone 82", théâtre Saint-Gervais, Genève, du 10 au 12 octobre 2017.
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