Les grands comiques, les vrais, ne font pas qu'amuser en broyant de l'humour noir. Ils sont des trous noirs. Au lieu de faire rire la galerie, de briller de plein de feux, de pétarader en jetant des étincelles et d'en faire des caisses, bref, au lieu de miroiter en surface, ils révèlent aussi, sous la mécanique de leurs gags et de leurs mimiques bien huilées, des mélancolies sans fond, des affres refoulées, de ces angoisses insondables qui vous étranglent comme des boas. Le rire n'est jamais aussi fort que quand il sert de masque à la terreur. Que quand il laisse voir, sous sa mécanique, la peur de ce vide existentiel qu'il prétend cacher.
Pourquoi ce préambule? Parce qu'il définit ce qui fait de Pierre Aucaigne un acteur, un auteur et un humoriste à mille milles au-dessus du peloton de "stand-uppers" moyens qui ont colonisé, plus que jamais, les avant-scènes humoristiques cette année 2017. Parce qu'il y a quelque chose de désuet, d'artisanal, donc de parfaitement classique dans la façon qu'à cet artiste de jouer les cabossés, les malhabiles, les moins doués, les mal-parlants, les atomisés, les non-agiles du langage, les sous-doués des codes – tiens, encore une catégorie de personnages peu croqués par les "stand-uppers" en vogue. Parce que 2017 aura été l'année où Pierre Aucaigne a été le plus vu au cinéma – aux côtés Sabine Azema dans "Chouquette" puis dans le sillage d'Omar Sy dans "Knock". Et parce qu'on peut le voir en tournée en Suisse romande ces prochaines semaines.
Artiste sur le tard
Pierre Aucaigne, quel drôle d'avocat il aurait fait s'il n'avait pas plaqué ses études de droit contre les planches! Gueule froissée, visage plastique, coiffure de moineau rincé, jaquette d'animateur culturel, grands yeux gris, Aucaigne a la cinquantaine leste – tiens, Louis de Funès, une de ses idoles, lui aussi a éclaté au cinéma sur le tard.
Aucaigne, lui, est né en France, en 1960, à Barcelonnette – un nom qu'on dirait tiré d'un vaudeville. Il découvre le théâtre sur le tard. Sa carrière décolle en douceur et presque par hasard quand il crée le personnage de Momo (béret délavé, lunettes poisseuses rafistolées au sparadrap, valise collante, tics en rafale, verbe qui déraille, crâne dur, tête fêlée) et qu'une programmatrice l'invite dans une émission de télévision belge. Son passage est un tel succès que son personnage s'installe sur petit écran – on retrouvera Aucaigne chez Patrick Sébastien ou Philippe Bouvard.
Un grand nerveux à l'esprit gourd
L'essentiel de sa carrière et le meilleur de ses personnages, Aucaigne les développe sur les planches. Dans des one-man-shows où se bousculent un certain Pierre Jacques de Beaumont, metteur en scène; des avatars caféinés de Momo; des personnages qui disent "Cessez" au public quand celui-ci rit trop fort.
Aujourd'hui installé à Neuchâtel, au fil de solos comme "Changement de direction" (2008) ou "Cessez!" (2010), Aucaigne fait naître des personnages qui tiennent plus du clown que du monsieur-tout-le-monde tourné en bourrique – il est un des rares, en ces temps désormais corsetés par le politiquement correct, à incarner des êtres dont on se demande s'ils ont toutes leurs facultés mentales. Son arme? Le rythme, les gestuelles qui s'emballent, le contretemps perpétuel des grands nerveux à l'esprit gourd. D'ailleurs, sur le plateau de "La Puce à l'Oreille", au moment d'évoquer les comiques qui l'ont inspiré, Aucaigne répond de Funès, Jerry Lewis, Bourvil, Jacques Villeret. Et surtout le formidable Québécois Marc Favreau – Sol, le clown Sol, ça ne vous dit rien, vous n'avez pas connu le duo "Sol & Gobelet", mais qu'est-ce que vous attendez pour filer sur YouTube?
Ces jours-ci, on peut voir Aucaigne à l'affiche de plusieurs bons spectacles tels "André le Magnifique" ou "Mission Florimont" créés avec ses comparses de la troupe du Boulevard romand – une troupe co(s)mique qui fête ses dix ans. Vaudevilles, quiproquos, maladresses, numéros où le théâtre dans le théâtre n'est jamais loin. Histoire d'en rire.
Stéphane Bonvin/ld
"André le Magnifique", au Théâtre du Grütli à Genève, jusqu'au 17 décembre.
"Mission Florimont", au Théâtre du Passage à Neuchâtel, du 30 décembre au 18 février.