Un mot germano-francophone: phänomenal! La mise en scène est signée Thomas Ostermeier, directeur de la Schaubühne de Berlin, qui débarque avec une troupe parfaitement rôdée et soudée. Son "Richard III" est déjà un tube: triomphe au festival d’Avignon à sa création en 2015. Tournée mondiale depuis. Le jeu est remarquable, sanglant, brutal, politique, joueur, ironique, grossier, terriblement drôle et fascinant de noirceur. Vous aimez la série "Game of thrones" et ses intrigues infinies? Voici la matrice, la maison mère, l’origine du monde: tout est dans le quatuor "Hamlet", "Macbeth", "King Lear" et "Richard III".
Aussi fort qu'un concert de rock
La version Ostermeier de "Hamlet" reste encore dans les mémoires des spectateurs de Vidy-Lausanne, soufflés par une pièce aussi forte que le meilleur des concerts de rock. "Hamlet" bénéficiait déjà de la présence du comédien allemand Lars Eidinger. Richard III, c’est aussi lui. Depuis 188 représentations. Quand à Hamlet, il continue de l'incarner car la pièce fait toujours partie du répertoire de la Schaubühne et tourne depuis dans le monde entier: 283 représentations de Téhéran à Tokyo en passant par Londres. Oui, Lars Eidinger est tellement bon que les Anglais viennent écouter "leur" Shakespeare en allemand. Rencontre.
Jouer autant de fois et parallèlement des rôles aussi intenses et fous - Hamlet et Richard III – devient-il avec le temps plus facile ou difficile?
Lars Eidinger: "Les deux. C’est parfois difficile de trouver des pistes encore fraîches."
Dans certains passages très émotionnels pour moi, je remarque que mon corps se défend. C'est le signe que je dois trouver d’autres chemins. C'est aussi la raison pour laquelle j'improvise: pour me sentir libre, me remettre en question et prendre des risques. Quitte à ce que ce soit dangereux et qu'il y ait un ratage.
Quel est ce risque? Aller trop loin?
"Que le spectateur perde le sentiment de nécessité du personnage. Il est très important de rester dans l'histoire, en dépit des libertés que l'on peut prendre. Régulièrement, je me permets aussi de rappeler que je ne suis qu'un acteur, un joueur. Je suis aussi là en tant que Lars Eidinger."
Je ne crois pas que dans la salle, quelqu'un ait la moindre illusion que je sois vraiment Hamlet ou Richard III. Le théâtre est un espace de jeu. Je "joue" Richard. Le jeu est plus important que la métamorphose.
Vous êtes une bête de scène, une rock star du théâtre façon Iggy Pop. N’y a-t-il pas aussi le risque de devenir vous-même un personnage?
"Oui. C’est un danger qui menace la plupart des comédiens établis. A un instant donné de leur carrière, ils deviennent un cliché d'eux-mêmes. C’est le fruit de notre confrontation avec l’attente des gens: "J’aime Lars Eidinger parce qu'il est sauvage, animal". Et du coup, en tant que Lars Eidinger, lors de ma prochaine pièce, je devrais à nouveau me comporter de manière sauvage et animale pour entretenir l'amour du public. Je préfère tenter toutes les directions possibles. En ce moment, je donne également des lectures de poésie. Ce sont des soirées très, très tranquilles. Je remarque que les gens sont parfois presque déçus. Ils attendent qu'Hamlet leur lise des poèmes. Je trouve indispensable de montrer toutes les facettes de ma personnalité."
Comment se prépare-t-on pour un rôle aussi lourd et intense?
"La particularité dans le théâtre de Shakespeare, c'est qu'il n'est pas nécessaire d'avoir une longue phase préparatoire pour entrer dans la soirée. Je peux entrer cinq minutes auparavant dans le théâtre et jouer illico. C’est dû au fait que tout ce que ces personnages peuvent vivre ou accomplir se passe uniquement sur scène. Il y a beaucoup d’auteurs, Tchekhov par exemple, chez qui les personnages entrent sur scène avec tout un bagage. Chez Shakespeare, le Monde se crée sur le plateau.
J’ai vu une mise en scène de Jürgen Gosch qui m’a marqué: le comédien entre en scène avec une bouteille pleine de sang. Il arrive et se la vide sur la tête. Et Macbeth peut débuter. On est immédiatement au cœur de la bataille. Et c'est à cet instant même que le comédien se concentre et entre dans son rôle. Au vu de toute la salle."
Et pour repasser de la couronne de Richard III aux habits plus sobres de Lars Eidinger?
"C'est la partie la plus difficile de ce métier. Ça n'a rien à voir avec la question du jeu. C’est lié au fait d'être sur une scène au centre de l'attention. Je ressens la concentration extrême dont je suis l'objet, le fait aussi que les gens me considèrent crédible et m’aiment. C’est d'ailleurs ce que je recherche, y compris comme simple être humain: être aimé. Puis je retourne dans ma loge et tout a disparu. Je ne peux pas l'emporter avec moi. C'est à cause de ça qu'il y a des phénomènes comme les groupies: les rock stars veulent conserver ce sentiment d'être aimé, y compris à la fin du concert. C’est aussi la raison pour laquelle certains se mettent à boire. Pour plonger ce sentiment très enivrant. La fin de la représentation est pour moi un moment difficile. L'euphorie me manque…"
Et du coup, comment sortez-vous de cet état?
"Ce n’est absolument pas glamour. C’est juste la douche. Un moment très important. Je prends une longue, très longue douche. Sous l'eau, je prends le temps de me laver de mon rôle."
Propos recueillis par Thierry Sartoretti/mh
"Richard III" de William Shakespeare, Opéra de Lausanne, du 11 au 13 janvier (complet)