Tout débute par un cri. Il est immédiatement suivi d’un rire barbare. Deux hommes de Cro-Magnon viennent de découvrir le principe de la propriété privée. Ce principe a la forme d’un chaudron. Le symbole est clair. Tant pis pour la vraisemblance historique et la confusion des époques.
De toute façon, nous n’assistons pas à un séminaire de paléontologie, mais à un spectacle sur le fric, l’argent, le pognon, le flouze, le blé, le jonc, comme vous voudrez l’appeler. Avec deux comédiens humoristes qui se dépensent sans compter.
Un spectacle multipack
"Le Fric" ne parle donc que de ça. Ce spectacle a des allures d’offres multipack. Pour le prix du billet, vous obtenez un kit (mains libres, pour applaudir à la fin) incluant:
1) le show d’humour avec changements de costumes et accents savoureux, du Kosovar de la Bourdonnette au trader zurichois en passant par le paysan du Sépey et l’assisté social jurassien bernois.
2) l’introduction claire et pédagogique au capitalisme mondialisé de la préhistoire à nos jours à travers le commerce lucratif de la pive, produit phare de l’entreprise Schaffter-pives.
3) l’état des lieux de la Suisse d’aujourd’hui, ses fractures sociales, les divers aspects de son système économique.
4) la mise en abîme de ce spectacle qui est d’ores et déjà LE succès de l’humour suisse en 2018, la plupart des dates de la tournée-fleuve du "Fric" affichant complet.
> A voir: Vincent Veillon et Vincent Kucholl en interview
Les deux Vincent n’ont en effet de cesse de se moquer d’eux-mêmes et de leur propre intérêt financier dans cette affaire. Le philosophe Guy Debord aurait apprécié. Le tout est emballé dans un packaging original fait de jeu théâtral, de séquences musicales façon Eurovision et de films qui oscillent entre "La Ferme des célébrités", "Les Bronzés" et le show d’un maître du monde au Forum de Davos.
Si cette offre ne vous satisfait pas, il n’y a pas de remboursement. Toutefois, vous pourrez toujours tenter d’attraper un billet de banque à l’effigie de Kucholl & Veillon, voire, qui sait, devenir l’heureux récipiendaire d’un vrai biffeton de 100 lors d’un sketch qui en dit long sur notre propre rapport à l’argent.
Le retour des personnages de "26 Minutes"
Heureusement, "Le Fric" n’est pas la transposition scénique de la désormais culte émission d’humour de RTS1. Vincent Veillon n’est plus le gentil et stoïque présentateur en chemise blanche. Il joue, désormais, et s’en titre plutôt bien, particulièrement dans le rôle assez casse-pipe d’un élève vaudois d’origine kosovare.
Quant à son comparse Vincent Kucholl, roi du déguisement improbable et champion du travestissement, il a laissé la plupart de ses personnages au vestiaire et c’est tant mieux. Seules quelques fameuses figures ont survécu. Pour le meilleur, le trader Reto Zehnhäusern, le myope Gilles Surchat (face à un effrayant responsable d’aide sociale) ou la délicieuse femme d’affaires Shirley Borgognon Mc Kay. Pour le pire, le duo de chansonniers Klaxon&Muller un peu plan-plan.
"Le Fric" est un vrai spectacle. Avec un vrai titre et un vrai sujet. Créée voici 5 ans, leur première création scénique "120 secondes présente la Suisse" tenait plus de l’alignement de sketches avec un humour parfois gentillet sur les puissants.
Un rythme à trouver, un ton déjà corrosif
Leur nouveau spectacle doit encore trouver son rythme, raccourcir certains sketches, probablement réécrire certaines "punchlines" qui se prennent les pieds dans le tapis de l’indifférence… Dans son ensemble le contenu est cependant devenu plus corrosif.
On le doit peut-être à l’apport de l’écrivain, dramaturge et scénariste Antoine Jaccoud, un auteur à la plume acide qui a rejoint cette équipe comprenant également le metteur en scène Antonio Troilo et des comédiens filmés, dont l’excellente Tiphanie Bovay-Klameth.
On leur doit ce qui est peut-être une première mondiale en matière d’humour: le sketch qui débute par un éclat de rire pour s’achever dans l’angoisse absolue. Vincent Veillon y campe un paysan du Pays-d’En-haut qui va se suicider sur sa montagne de dettes. Fallait oser.
Dans un grand final confit d’optimisme ironique et de cynisme souriant, le trader Reto Zehnhäusern nous invite à consommer plus, encore et toujours plus, pour entretenir la confiance des marchés et ce beau système où l’argent sert à faire encore plus d’argent. Et n’oubliez pas, ajoute Reto-les-bons-tuyaux: "achetez nos produits dérivés à la sortie du spectacle…"
Ce spectacle à la quintessence tout helvétique n’est pas encore un must. Mais déjà une obligation. Avec un joli rendement.
Thierry Sartoretti/aq
"Le Fric" de Vincent Veillon et Vincent Kucholl, mise en scène de Antonio Troilo. Tournée dans toute la Suisse romande jusqu’en septembre 2018.