Cette année, une douzaine d’artistes suisses présentent leur création au public d’Avignon. Une douzaine répartie en deux camps. On trouve d’un côté les heureux élus de la Sélection suisse en Avignon, laquelle prend en charge leur frais et leur logistique, assure les salaires des compagnies et le travail de diffusion de leur œuvre. Et puis il y a les autres, indépendants de chez indépendants, ou au bénéfice de réseaux qui leur sont propre.
Pas facile de tirer son épingle du jeu dans pareille botte de foin théâtrale. Comment se faire remarquer en Avignon lorsque l’on est Suisse? Quelques pistes, récits et expériences.
Etre en Avignon
Le Festival d’Avignon, c’est un peu le Mondial des arts de la scène. Avec une équipe suisse qui tente de tirer son épingle du jeu face à de très nombreux concurrents, où tout le monde joue en ordre dispersé dans un chaos joyeux et épuisant. Voici les deux terrains de jeu.
A ma droite, le Festival officiel, le "In" du directeur Olivier Py. Avec sa cinquantaine de propositions sur les plus belles scènes de la ville. Avec ses stars, d’Anouk Grinberg à Ivo Van Hove en passant par Julien Gosselin et Milo Rau, seul artiste suisse invité cette année avec son spectacle "La Reprise, Histoire(s) du théâtre (I)" que l’on a pu voir récemment en primeur à Vidy-Lausanne.
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A ma gauche, né des remous Mai 68, le Festival "Off" et ses 1500 spectacles logés dans les moindres coins et recoins de la Cité des Papes. On y trouve de tout: de la tragédie grecque au stand up, du clown blanc à la danse contemporaine. Les mieux lotis jouent dans un vrai théâtre, les plus précaires battent le pavé ou se serrent dans des boutiques aménagées pour l’occasion qui ne méritent pas le nom de salles de spectacle.
En Avignon, en plein juillet, le mètre carré rapporte gros et la moindre parcelle devient théâtre.
Dominique Ziegler: "la journée, on tracte"
Il est auteur, metteur en scène, un habitué du marathon avignonnais. En 2017, le Genevois Dominique Ziegler y présentait deux pièces. "La route du Levant" était mise en scène par une compagnie belge alors qu’il défendait lui-même "Ombres sur Molière", un spectacle en costume et en alexandrins sur les déboires politiques du célèbre auteur de théâtre du XVIIe.
J’ai eu la chance d’être produit par le Théâtre de Carouge qui m’a donné tout son appui pour trouver notamment des logements et du personnel pour contacter les pros.
Budget de 100'000 francs pour assurer les 21 représentations de ce spectacle pour six comédiens au Théâtre du Chêne Noir, un haut-lieu du Festival Off. "On attend les retombées pour la saison prochaine avec une tournée française." Paris fait hélas la sourde oreille et "Ombres sur Molière" doit désormais compter sur les éventuels effets de la prochaine tournée pour espérer faire enfin succomber la capitale.
"On n’imagine pas le rythme de dingue qu’une troupe vit au festival", raconte Dominique Ziegler.
Dans un même théâtre, les pièces se succèdent toute la journée et toute la nuit au rythme d’un quart d’heure pour s’installer et d’un quart d’heure pour débarrasser le plancher. Et la journée, on tracte, on va chercher le public, les pros, etc… Et la nuit, on refait le Monde autour des bouteilles de vin.
Rien de tel pour souder une troupe et sentir au plus près battre le cœur du théâtre. Même si la concurrence et la température sont très élevées dans la touffeur du festival.
Emilie Charriot: "le résultat arrivera peut-être dans dix ans"
"Se retrouver dans la Sélection suisse, c’est déjà ne pas avoir à débourser les 15'000 euros de location pour obtenir un temps de plateau quotidien," note la Lausannoise Emilie Charriot.
Pour sa première mise en scène, cette ancienne élève comédienne de la Manufacture (la Haute école romande des arts de la scène) a tapé dans le mille. Adaptation très personnelle de "King Kong Théorie", l’essai féministe de l’auteure Virginie Despentes, son spectacle a conquis en 2016 presse et public lors de ses 16 représentations au Théâtre Gilgamesh, une salle appréciée des pros au cœur de la Cité d’Avignon. "King Kong Théorie" entrait parfaitement dans les critères de la Sélection suisse.
Le spectacle est léger dans sa structure (pas de décors), rapide à installer, léger dans sa distribution (deux comédiennes) et surtout remarquable dans sa singularité et sa force, mêlant le récit de Virginie Despentes à l’expérience vécue de l’une des comédiennes-danseuses.
En Avignon les retombées ne sont pas immédiates et vont au-delà du spectacle présenté.
"Les programmateurs viennent, apprécient ou pas et choisiront peut-être des années après une autre de mes créations. Le succès de "King Kong Théorie" a eu des effets sur les spectacles suivants, "Ivanov" et "Passion simple"".
Laurence Perez: "Je suis à la recherche de la pépite"
A l’époque de la précédente direction Baudriller-Archambaud, elle a dirigé l’accueil des publics au Festival d’Avignon. Les spectateurs de la Cité des papes, la presse spécialisées ou parisienne, les pros du théâtre, les réseaux français et internationaux de diffusion, Laurence Perez les connaît comme sa poche.
Depuis trois ans, ce sont les scènes helvétiques qu’elle arpente sans relâche. Zurich, Bâle, Lugano, Genève, Sierre: on la voit partout "à la recherche de la petite pépite qui pourrait titiller la curiosité du public avignonnais."
Elle dirige la Sélection suisse en Avignon et à ce titre choisit les cinq ou six artistes de chaque édition parmi une grosse centaine de candidatures. Une sélection contemporaine dans le ton où l’humour est souvent présent. Les "élus", compagnie de théâtre, de danse ou de performance, bénéficient du soutien très efficace de cette structure. Mis en place par la Corodis (soit un regroupement de cantons et de communes suisses) et Pro Helvetia, aidée également par des soutiens privés, la Sélection suisse met l’accent sur la visibilité et l’aide à la diffusion avec un budget situé entre 350'000 et 400'000 selon les éditions.
Il ne suffit en effet pas de jouer à Avignon. Il faut y être à la bonne heure et au bon endroit et enfin bénéficier de relais efficaces. "L’important c'est d’être vu par les professionnels et remarqués par la presse, de façon à pouvoir ensuite obtenir des tournées en France et ailleurs."
La Sélection se déploie dans la partie off du Festival, mais son programme, très visible avec sa forme de passeport rouge vif, a déjà noué des liens avec le "In" et des institutions comme La Collection Lambert, le musée d’art contemporain d’Avignon.
Elle compte aussi de belles réussites à son actif dès la première édition en 2016 : "King Kong Théorie" d’Emilie Charriot, "Une Femme au Soleil" de la chorégraphe Perrine Valli ou encore "Conférence de choses" de François Gremaud ont connu depuis de beaux succès sur les scènes européennes
Vincent Baudriller: "La Suisse n’existe qu’à l’étranger"
Entre 2004 et 2013, Vincent Baudriller a programmé et co-dirigé (avec Hortense Archambaud) le Festival d’Avignon. Une période faste, populaire, pour le festival, qui a vu l’émergence de spectacles contemporains parfois accompagnés de belles polémiques (Jan Fabre, Romeo Castellucci).
Une période également très favorable à la création helvétique: "Le Zurichois Christoph Marthaler est pour moi l’un des artistes majeurs des arts de la scène. Il a été ma porte d’entrée vers les artistes suisses." Une porte grande ouverte, pour les Alémaniques comme pour les Romands.
Je ne considère pas les artistes comme les représentants d’un pays. Pour moi ils sont issus ou marqués par des territoires: Zurich, Bâle, Lausanne, etc. Certains Alémaniques ont joué au Festival alors qu’ils étaient inconnus en Suisse romande. Même Marthaler n’avait été invité qu’une fois auparavant à Vidy-Lausanne, alors que son aura est mondiale. Je ne savais rien du Röstigraben. C’est comme si l’unité de la Suisse n’existait qu’à l’extérieur, à l’étranger.
En 2010, Vincent Baudriller invite Christoph Marthaler en Avignon au titre d’artiste associé. Et c’est un véritable who’s who helvétique qui s’installe au bord du Rhône: Zimmermann & De Perrot, Stefan Kaegi, Thom Luz, Massimo Furlan, Milo Rau, Mathieu Bertholet, Cindy Van Acker, Foofwa d’Immobilité, Marielle Pinsard, Oscar Gomez Mata, Christian Geoffroy Schlittler…
Une idylle qui s’est terminée avec la nomination du nouveau directeur du Festival d’Avignon, Olivier Py. "Les artistes suisses sont plus libres que leurs voisins allemands ou français ", note Vincent Baudriller. "Ils subissent moins le poids de traditions théâtrales nationales parfois lourdes. Et ils ont une forme d’humour très particulière, à la fois caustique et bienveillante." Depuis 2014, Vincent Baudriller a repris la direction du théâtre Vidy-Lausanne.
Thierry Sartoretti/mcc
>> Festival d'Avignon et la sélection suisse en Avignon, du 6 au 24 juillet.
Qui sont les Suisses en Avignon ?
Milo Rau joue du 7 au 14 juillet dans le cadre du Festival "In ".
Du 6 au 24 juillet, la Sélection suisse présente en Avignon les créations de Joel Maillard ("Quitter la Terre") , Philippe Saire ("Hocus Pocus"), Cindy Van Acker & Christian Lutz ("Insert coins"), Phil Hayes ("These are my principles… if you don’t like them I have others"), Latifa Djerbi ("Les intrépides") et dans le cadre d’un partenariat avec le "In": Pierre Mifsud et Thierry Balasse ("Sujets à vif ").
A noter encore une exposition du photographe Christian Lutz à la Collection Rambert.
Le 11 juillet, à 11h11, la Sélection suisse s’offre un coup de projecteur médiatique avec une fête d’ouverture. Invitée en 2018 : Tiphanie Bovay-Klameth et son formidable solo "D’autres".
Par ailleurs, la compagnie Boll&Roche présente "Die Strasse" du 6 au 27 juillet. La Compagnie Interface danse "Vive la vie" du 6 au 28. Isabelle Bonillo présente "Une tempête d’1H12" du 6 au 29. La Compagnie Baccalà joue "Oh Oh" du 6 au 28. La Fourmilière joue "Le Poisson belge" du 6 au 29, Thomas Hauert danse "Inaudible" du 7 au 17 et enfin la Compagnie E1NZ présente "Zwaï" du 6 au 29 juillet.