"Mais qui sont ces gens?" est une pièce à cinq personnages et un invité très envahissant: le téléphone portable. Elle a été commandée à Manon Pulver par le metteur en scène Julien George qui avait déjà choisi ses comédiens, tous remarquables. "Le texte est fait pour être joué. C'est plus facile d'écrire pour un visage. Travailler ainsi, bien en amont, était très amusant et très stimulant", explique Manon Pulver au micro de la RTS.
En attendant wifi
L'intrigue est simple. Elle ressemble à un film choral, une comédie générationnelle ou un huis-clos comique genre "Dîner de cons". Depuis près de trente ans, une année sur deux, Léonard (Laurent Deshusses) invite pour fêter Nouvel-An ses vieux amis, Mathilde (Mariama Sylla) et Emilio (Etienne Fague), restés en bons termes après leur divorce, mais aussi Jérémie (Julien Tsongas), jeune premier quinquagénaire, accompagné de sa nouvelle compagne vegan, Cécile (Camille Figuereo). Tout ce joli monde se retrouve dans la maison de campagne du Gard, la bien nommée Calmette que tous les hôtes, sauf Cécile, connaissent depuis l'enfance.
C'est beau, une maison de campagne la nuit, par soir de tempête, mais ça manque de wifi! Alors on s'énerve, on peste contre la technologie qu'on ne maîtrise pas, on marche de droite à gauche comme des chercheurs d'eau pour capter une zone de réception. Le ton est donné, celui de la comédie.
Boîte noire ou de Pandore
Conscient d'accorder plus d'importance aux absents injoignables qu'aux amis bien présents, le groupe décide une trêve. C'est alors que Cécile, la jeune fiancée spécialisée dans le traitement des dépendances, propose un jeu: à tour de rôle, chacun aura le droit de consulter un élément du téléphone de son voisin, un message, une photo, un dossier ou une vidéo, à partager ensuite avec les autres. Et là, "la boîte noire de nos intimités" révèle bien des secrets, plutôt honteux, évidemment.
Malentendus et quiproquos
"Mais qui sont ces gens-là?", "comédie grinçante, fine et accessible" selon le critique de la RTS, renoue avec un genre souvent mal considéré, le vaudeville. "Désormais les amants ne sont plus dans le placard mais dans nos téléphones", dit Julien George, subtil connaisseur de Feydeau, dont la mise en scène alerte rend hommage au genre.
De son côté, Manon Pulver, avec la malice de celle qui sait de quoi elle parle, explore tout le potentiel comique du téléphone portable: le malentendu quand on envoie une information sur le mauvais groupe Whatsapp, le quiproquo, le dialogue de sourds, le gag à répétition, l'effet boule de neige et l'enchaînement de catastrophes.
Esclaves bienheureux d'un maître qui devait être notre valet
Mais si la pièce emprunte sa dynamique au vaudeville du XIXe siècle, elle évoque aussi le théâtre du 18e, avec son goût du texte, de la réplique et de la conversation, même parasitée; son dévoilement de la vérité par les masques et le renouvellement de la relation maître-valet, propre à la comédie, par le biais du téléphone portable, cet outil dont nous sommes devenus les esclaves assumés et souvent bienheureux.
Comme tout le monde, mon rapport au téléphone portable est un peu schizophrène. J'ai en besoin, j'en suis victime, je suis consciente d'en être victime, mais cela ne change rien. C'est une histoire d'empêtrement, et je crois que la comédie, c'est toujours une histoire d'empêtrement.
Pendant 1h40, la scène du théâtre du Loup devient ainsi le miroir de nos comportements erratiques, absurdes, maladroits et compulsifs. Mais ce miroir n'est jamais culpabilisant ou moralisateur: il fait rire. Et c'est cette légèreté qui nous fait oublier, le temps du spectacle, le ou les smartphones en embuscade dans nos sacs.
"Mais qui sont ces gens?", de Manon Pulver, mise en scène de Julien George. Théâtre du Loup jusqu'au 21 octobre. La pièce tournera ensuite en Suisse romande.
Propos recueillis par Thierry Sartoretti. Réalisation web Marie-Claude Martin