Elles habitent la Grèce. Elles parlent grec. Leurs prénoms: Mabel, Rosista, Fredalyn, Drita et Valentina. Certaines ont des diplômes: enseignante, architecte, cadre supérieur. Cela fait toutefois vingt ans, et parfois plus, qu'elles travaillent comme nettoyeuse, femme de ménage, aide-soignante, promeneuse de chien… Des années durant, elles n'ont pas eu la moindre existence légale en Grèce, la moindre autorisation de séjour. Elles sont venues d'Afrique du Sud, de Moldavie, de Bulgarie, d'Albanie et des Philippines.
Sur scène aujourd'hui, elles se racontent, jouent leur job pour de faux dans trois cabines-appartement et discutent sur des bancs de salle d'attente. Au-dessus de la scène, un écran vidéo vient parfois ponctuer leur récit de précisions. Deux mots géants en lettres géantes dominent le plateau: Kafari Podi. Ville propre. Ou Clean City, titre anglais du spectacle de ces cinq wonder women.
Une pièce en réaction
Leurs histoires ne sont pas roses. Cela va du passeport confisqué par les passeurs, de la peur au guichet administratif, du patron libidineux aux violences des milices néo-nazies du Parti Aube Dorée. Par exemple cette rafle de quartier où les personnes attrapées sont sommées de réciter l'alphabet grec sous peine de se voir marquées à la peinture rouge…
"Cette pièce est née en réaction à l'émergence des Néo-Nazis, à leur impunité d'alors et à leur discours de purification et de nettoyage de la ville", explique le co-metteur en scène de "Clean City", Anestis Azas. Avec mon ami Prodromos Tsinikoris, on s'est demandé qui sont réellement les personnes qui nettoient - concrètement - notre pays. La réponse était simple: les femmes de ménage. Quasi toutes des étrangères, les Grecs ayant depuis longtemps abandonné ce secteur économique."
Un théâtre documentaire
Le tandem Prodromos Tsinikoris & Anestis Azas pratique un théâtre documentaire entre la Grèce et l'Allemagne, où ils travaillent régulièrement. Naguère ils ont été collaborateurs du collectif germano-alémanique Rimini Protokoll, champion d'un théâtre ancré sur la réalité. Comment cela fonctionne-t-il? "Des entretiens, des dizaines d'entretiens avec des femmes de ménage. D'abord parmi les employées des théâtres où nous travaillons. Puis en élargissant le cercle, de communauté en communauté. Nous sommes finalement arrivés sur nos cinq protagonistes. Elles ont des histoires marquantes et une forte personnalité. Leur récit n'est pas une fiction. C'est bel et bien leur histoire qu'elles racontent sur scène. Nous avons juste rendu le texte plus direct, plus théâtral."
Le choix de l'humour
Paradoxe. Plus les récits de "Clean City" sont tristes ou scandaleux, plus le public rit. Un rire franc de la Grèce à l'Europe où ce spectacle fait un tabac. "Ces femmes ont choisi le parti de l'humour, de l'ironie. Les migrants ont très rarement le droit à la parole publique. Et les médias ne s'y intéressent que sous deux prismes: criminalité ou victimisation. On voulait montrer autre chose: des femmes fortes, dont la volonté façonne aussi notre pays et même le reste de l'Europe."
La première fois que j'ai débarqué à Athènes, j'ai vu un homme balayer la rue. Un homme blanc! Je me suis dit que j'étais arrivée au paradis…
Les cinq héroïnes de "Clean City" sont-elles désormais des actrices à plein temps? "A l'exception de Drita, l'Albanaise, qui a pris sa retraite et regagné Tirana, toutes travaillent encore comme femmes de ménage. Leur situation a changé, note Anestis Azas. Elles sont reconnues et saluées dans la rue et leur patron les regarde désormais avec considération." Cela a-t-il changé leur salaire? Sourire du metteur en scène. "Le théâtre, c'est le théâtre. L'économie réelle c'est autre chose…"
Thierry Sartoretti/ld
"Clean City" à voir au Théâtre Vidy-Lausanne, les 11 et 12 octobre.