Comédien: un métier de plus en plus difficile?

Grand Format

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Introduction

C’est un métier de vocation, que l’on choisit par passion. Et pourtant, les comédiens sont de plus en plus nombreux à devoir changer de voie, faute de travail et de salaire… Enquête sur un système bien particulier et de plus en plus précarisé.

Chapitre 1
Une nouvelle voie

Keystone - Fabrice Coffrini

Alain Guerry a 32 ans. Comédien professionnel depuis 5 ans, il est aujourd'hui obligé de se lancer dans une nouvelle voie. Le bachelor de la Manufacture (la Haute école romande des arts de la scène) n’y change rien: il arrive en fin de droits au chômage dans quelques mois.

Sa situation n’est de loin pas isolée. A Fribourg, un petit groupe de comédiens – dont Alain – se retrouvent chaque semaine à la Blue Factory pour s’entraîner, se donner la réplique et se filer des astuces de jeu, dans le but de ne pas perdre la main.

>> A voir: les séances de travail des comédiens fribourgeois à la Blue Factory :

La séance de travail à la Blue Factory
RTSculture - Publié le 13 novembre 2018

Pourtant, les subventions accordées aux projets artistiques liés à la scène augmentent chaque année. Le seul canton de Vaud a dépensé près de deux millions de subventions pour la création indépendante et professionnelle dans ce domaine pour la saison 2018-2019.

Chapitre 2
La fin d’un système ?

Keystone - Salvatore Di Nolfi

Ce n’est pas l’offre théâtrale qui manque, en Suisse romande: entre les salles d’accueil et les lieux de création, la région ne compte pas moins d’une cinquantaine de théâtres. Alors pourquoi le métier de comédien est-il de plus en plus fragile?

"Ces cinq dernières années, la précarité a beaucoup augmenté", constate Anne Papilloud, porte-parole de Syndicat suisse romand du spectacle (SSRS). "C’est en partie dû au fait qu'il y a de plus en plus de spectacles, donc la durée des contrats se raccourcit pour chaque comédien. Il y a une fragmentation de l’emploi de plus en plus grande et donc une difficulté pour se maintenir sur le marché du travail."

>> A voir, le sujet du 12h45: difficile de vivre de son talent. Beaucoup de comédiens finissent dans la précarité en Suisse :

Difficile de vivre de son talent. Beaucoup de comédiens finissent dans la précarité en Suisse.
12h45 - Publié le 3 novembre 2018

Selon la syndicaliste, il fallait compter entre deux et trois mois de travail pour une création il y a une quinzaine d’années. Aujourd'hui, cette période s’est réduite à six semaines grand maximum, souvent moins. Conséquence: les comédiens courent sans cesse après les projets.

Sans compter que ce système repose sur des bases bien particulières: "On est dans un secteur du travail où les CDI n’existent pas", poursuit Anne Papilloud. "Il n’y a pas de troupe permanente en Suisse romande, sur le modèle de la Comédie française ou des Stadttheater germaniques. C’est un système de production par projets, qui entraîne l’intermittence et qui implique qu’il faut plus de comédiens sur le marché que d’emplois disponibles. On ne peut pas créer des spectacles en se reposant sur le fait que tout le monde se mette d’accord entre eux, et que quand l’un commence un spectacle les autres finissent le leur."

Chapitre 3
Du métier passion au boulot alimentaire

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L'intermittence entraîne une inscription au chômage très particulière, puisque la recherche d’un CDI n’a pas de sens dans ce secteur – ils n’existent tout simplement pas. Lors de la révision de la Loi sur l’assurance chômage en 2010, les autorités fédérales ont pris en considération cette situation spéciale, en introduisant des dispositions particulières pour favoriser les métiers dans lesquels il n’y a pas de possibilité de trouver des emplois à plein-temps et à durée indéterminée – parmi lesquels figurent les comédiens, mais aussi les techniciens ou les journalistes freelance, par exemple.

Anne Papilloud déplore cependant une mauvaise application de ces principes sur le terrain: "Aujourd’hui, on assiste à beaucoup de pression au niveau des ORP, notamment sur les interprètes qui sont inscrits à l’assurance-chômage, pour les pousser à quitter leur métier, à chercher des emplois alimentaires. C’est extrêmement difficile pour des personnes qui ont eu une formation reconnue de niveau bachelor et qui ont fonctionné dans ce métier depuis dix ou quinze ans. Il faudrait davantage garantir l’esprit de ce qui a présidé aux débats au niveau national."

Chapitre 4
La fin d'une ère?

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Pour la syndicaliste, le système a atteint ses limites. Le SSRS est d’ailleurs en discussion avec l’Union des théâtres romands pour créer des assemblées en vue de revoir le fonctionnement de tout le secteur.

Du côté d’Alain Guerry, la solution passe aussi par le politique: "Il faudrait que les pouvoirs publics se posent vraiment la question de ce qu’ils veulent. Si on a une école de théâtre qui forme des professionnels, dans quelle mesure on leur donne les moyens de travailler après? Est-ce qu’on doit vraiment rester dans un système complètement libéral où c’est à chacun de lancer son projet et de trouver un financement?"

>> A voir : Le témoignage d’Alain Guerry, comédien :

Le témoignage d’Alain Guerry, comédien
RTSculture - Publié le 13 novembre 2018

Olivier Moeschler, sociologue de la culture enseignant à l’Université de Lausanne, relativise cependant ce côté "fin d’une ère": "Certains professionnels parlent d’une limite de système atteinte. J’ai un peu de peine avec cette idée parce qu’on ne connaît pas très bien la taille idéale du système et du marché. On ne connaît d’ailleurs pas tellement son étendue et ses limites actuelles. Ce qui est sûr c’est que, sociologiquement, on constate une augmentation du bassin du public, due au fait que le niveau de formation augmente. Plus vous êtes formé, plus vous avez de capital culturel et économique, plus vous êtes intéressés à aller au théâtre, à avoir des pratiques culturelles."

Chapitre 5
Du comédien au "créacteur"

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Autre changement de paradigme à prendre en compte: la conception du métier de comédien change. Selon Anne Papilloud, les diplômés de la Manufacture sont de plus en plus polyvalents, et davantage orientés vers la création plutôt que vers la seule interprétation. En conséquence, le nombre de compagnies explose. Des formations de plus en plus nombreuses doivent donc se partager les salles et les subventions.

De son côté, Olivier Moeschler voit l’aspect positif de cette polyvalence: "La bonne idée là-dedans, c’est qu’en étant un peu metteur en scène et comédien, vous aurez un portefeuille de compétences plus large que vous pourrez plus facilement transposer dans d’autres domaines. Comédien, ça ouvre pas mal de voies parallèles, mais si en plus vous êtes un peu metteur en scène, un peu créateur, ça multiplie ces possibilités."

Olivier Moeschler, sociologue de la culture. [Keystone - Laurent Gillieron]
Olivier Moeschler, sociologue de la culture. [Keystone - Laurent Gillieron]

Sans pousser les comédiens à changer de secteur, les cursus proposés par les hautes écoles ont désormais tendance à les former pour divers métiers en lien avec le milieu: technique, administration, animation et médiation culturelle, etc.

"On ne peut pas former que des solistes", explique Olivier Moeschler. "Beaucoup seront des musiciens d’orchestre, beaucoup travailleront même autour de l’orchestre, si on veut reprendre cette métaphore musicale. Les formations, heureusement, prennent ça en compte aujourd'hui et offrent une ouverture et une polyvalence beaucoup plus grande que dans les autres HES."

Chapitre 6
Les arts de la scène ont de l’avenir

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Reste que les formations des hautes écoles d’art font le plein chaque année: "Ça fait depuis les années 70 qu’on s’étonne que ces professions difficiles – on ne sait pas très bien ce qu’on va devenir quand on choisit ces voies-là –, peut-être précisément pour ce risque, attirent beaucoup de monde", constate Olivier Moeschler. "Une des hypothèses fait le lien avec notre époque, très individualiste, qui met l’accent sur la créativité de l’individu. S’engager dans des carrières assez incertaines, c’est se retrouver d’autant plus valorisé si on parvient à s’imposer."

>> "Forme-t-on trop de comédiens en Suisse romande?" Ecouter l'audio de "Forum" :

La Haute école de théâtre de Suisse romande lors de son inauguration en 2003 à Lausanne. [fabrice coffrini / keystone]fabrice coffrini / keystone
Forum - Publié le 26 janvier 2013

Le sociologue rappelle également qu’il s’agit d’un métier de vocation. Un point souligné par Anne Papilloud: "Une des choses qui me rassurent beaucoup, c’est le fait que ce sont des métiers de passion, les gens ont envie de se battre pour pouvoir le défendre. Pas seulement comme source de revenus mais parce qu’ils croient fondamentalement au rôle et à la place du théâtre dans la vie des citoyens, y compris dans les nouvelles générations, très militantes du rôle de la culture dans la société."

Alain Guerry conclut d’ailleurs: "Des fois je me dis que mon prochain job, ce sera simplement un autre rôle… et que je ferai de mon mieux pour le jouer de la meilleure des manières".