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"Le concept de génération n'est pas scientifiquement défendable"

"Le concept de génération n'est pas scientifiquement défendable". [Pixabay - Freestocks-photos]
"Le concept de génération n'est pas scientifiquement défendable". - [Pixabay - Freestocks-photos]
Que n'a-t-on pas reproché à la "génération Z", celle née entre 1995 et 2010. Ces jeunes seraient "mous", "gâtés" et ne voudraient pas travailler. Mais peut-on vraiment juger les gens en bloc sur la base de leur année de naissance? Impossible, défend au micro de SRF le professeur de sociologie Martin Schröder, de l'Université de la Sarre (D). Selon lui, le concept de "génération" ne serait pas scientifiquement défendable.

Le sociologue Martin Schröder justifie le rejet du concept de génération dans tous les cas où la "génération" n'est pas une variable explicative statistiquement vérifiable.

Pour parler de "génération" au sens sociologique, "nous devons pouvoir expliquer les attitudes des gens en fonction de leur année de naissance, indépendamment du moment où nous leur posons la question et de leur âge. De la sorte, toute personne née dans les années 1980 aurait une certaine attitude, non seulement en 2000, mais aussi en 2020".

Sauf que le sociologue explique que, de manière générale, "l’hypothèse selon laquelle nous pourrions expliquer comment les gens pensent si l'on sait quand ils sont nés n'est pas confirmée par les grandes enquêtes sur le sujet".

Le mythe des "générations"

En fin de compte, défend Martin Schröder, il n'y a pas de génération Z, X ou Y, pas de Millenials, pas de baby-boomers. Pas d'un point de vue sociologique, tout du moins. La raison: les comportements des acteurs de ces soi-disant générations "ne peuvent pas s’expliquer par leur date de naissance, mais plutôt par les effets de l’âge", ainsi que par "les effets de période", l'"air du temps".

"Quand je dis que les jeunes d'aujourd’hui veulent travailler moins qu'avant, c’est parce qu'ils ont toujours voulu travailler moins longtemps, contrairement peut-être à 45 ans où il faut financer une famille ou une maison, explique-t-il", et ce, en fonction de notre âge et non parce que nous sommes nés le 12 juillet 1963 ou le 20 mars 1998.

"De plus, ajoute Martin Schröder, tout le monde veut travailler moins aujourd'hui qu'auparavant". C'est dans "l'air du temps". C'est un effet de la période que nous vivons. Et cet air du temps "n'a rien à voir avec les générations, car nous avons tous changé sur ce point. Nous pouvons aussi dire que les quinquagénaires ont envie de travailler moins qu'avant".

Il conclut donc que "les jeunes sont en effet différents des personnes âgées", car "nous sommes tous différents de ce que nous étions". Mais l'effet de la date de naissance n'a que trop souvent rien à voir avec l'explication de ces différences.

Les effets de période et d'âge

"Nous pensons tous différemment que lorsque l'on était jeune, ajoute Martin Schröder. Je suppose, par exemple, que vous sortiez plus souvent à 20 ans qu'à 45 ans. Ce serait un effet typique de l'âge".

"En outre, développe-t-il encore, si l'on avait demandé dans les années 1980 si les homosexuels devraient être autorisés à se marier, beaucoup de gens auraient été sceptiques. Aujourd'hui, beaucoup de gens peuvent très bien l'imaginer. Ce serait un effet de période typique".

"Statistiquement, on voit que les attitudes peuvent s'expliquer par ces effets d’âge et de période. Si l'on exclut ces effets, il ne reste plus grand-chose qui puisse s'expliquer par la seule année de naissance". 

Le rapport au travail, une question générationnelle ou d'économie?

"Si vous deviez constamment mener des entretiens d'embauche avec des personnes de 55 ans, vous remarqueriez qu'elles ne veulent plus travailler aussi longtemps qu'avant", raconte aussi le sociologue, pour mettre en contraste les idées reçues sur la "génération Z" qui ne voudrait pas travailler.

Mais il y a une autre raison que l'"air du temps" et l'évolution des "mentalités" qui veut que l'on travaille moins, une raison plus profonde: "si, en tant qu'employé, vous disposez d'un marché du travail avec un faible taux de chômage, vous pouvez alors exiger beaucoup, car vous trouverez de toute façon un bon emploi. L'attitude exigeante de la supposée génération Z face au monde du travail s'explique simplement par un faible taux de chômage".

Ainsi, comme l'indique Martin Schröder, "si le chômage augmente, nous n'aurons rapidement plus de génération Z et le supposé effet de génération disparaîtra". Le soubassement concret du désir de moins travailler - qui peut d'ailleurs conduire indirectement à une stigmatisation des jeunes - est ainsi l'organisation économique et sociale du travail actuelle, avec, notamment, un faible taux de chômage.

Les raisons des stéréotypes générationnels

A la question de savoir pourquoi ces stéréotypes sur les générations sont si prégnants, Martin Schröder esquisse une explication.

Du point de vue de l'évolution, nous nous sommes rassemblés en groupes d'environ 150 personnes durant des milliers d'années pour survivre. "Cela se manifeste encore dans notre héritage intellectuel par le fait que notre appartenance à un groupe est très importante en tant qu'homme, femme, et justement aussi en tant que génération".

Cependant, il y a quelque chose de problématique dans cette dynamique. "En effet, nous sommes tous très enclins à discriminer volontiers autrui", regrette le sociologue. Nous ne nous contentons en effet pas de dire notre appartenance, mais nous postulons la supériorité de notre groupe.

"Ce qui est vraiment ennuyeux, c'est que si nous faisons cela avec des catégories comme le sexe ou l'origine, nous avons reconnu que c'était du sexisme et du racisme, et nous ne le faisons plus. Mais si nous faisons exactement la même chose avec notre appartenance à une génération, [...] alors cela nous procure le même plaisir psychique."

Sauf qu'il s'agit tout autant de discrimination et de stéréotypes sous-jacents, comme le seraient par exemple le sexisme ou le racisme. Ce serait peut-être encore acceptable si au moins c'était vrai, c'est-à-dire si les générations étaient vraiment différentes. Mais ce n'est justement pas le cas, donc ces stéréotypes se nourrissent principalement de notre intérêt à valoriser notre propre groupe et à dévaloriser les autres groupes."

Echo der Zeit (SRF) du 11.08.2024/kurn

Entretien réalisé par Ivan Lieberherr (SRF)

Adaptation française: Julien Furrer (RTS)

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Les générations en sociologie

Martin Schröder ne nie pas que la génération puisse être une variable explicative dans certains cas précis d'analyses sociologiques. Par exemple, il reconnaît que les générations qui ont vécu des guerres sont particulières, voire "tout à fait différentes", ce qui est selon lui clairement observable dans les données.

Et c'est en ce sens, et uniquement en ce sens, que la sociologie fait usage du concept de génération: il faut que les différentes générations - des générations qui sont d'ailleurs non entièrement cloisonnées ou opposées et dont les limites sont relativement arbitraires - aient des différences statistiquement significatives entre elles. Il faut en outre que ces différences ne s'expliquent pas par le simple effet de l'âge ou par l'"air du temps" - un air du temps qui fait que la société dans son ensemble évolue dans un sens similaire. Quoi qu'il en soit, le concept est scientifiquement difficile à manier, et demande de nombreuses précautions au sociologue ou à l'historien.

C'est donc plutôt à l'usage actuel, courant et grand public, de la notion de génération que Martin Schröder s'attaque: "Ce que nous entendons sur les générations actuelles, c'est en effet quelque chose comme 'ils utilisent Instagram, mais avant cela, les gens utilisaient Facebook, ou 'ils écrivent sur WhatsApp, mais plus de SMS, c'est pourquoi ils sont maintenant très différents'. Ces différences, qui sont aujourd'hui citées comme des raisons prétendument fortes derrière les classifications en 'générations', n'auront pas été aussi grandes que si vous aviez été dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. C'est justement le problème."

Selon lui, "aujourd'hui, il ne se passe plus grand-chose d'exceptionnel qui puisse expliquer qu'une génération vive quelque chose d'aussi décisif qui la distingue de toutes les autres."

Pour aller plus loin:

- MAUGER, Gérard, Âges et générations, Paris: La Découverte, 2015.

- MANNHEIM, Karl, Le problème des générations, Paris: Armand Colin, 2011 [édition originale allemande: 1928].

Martin Schröder, professeur de sociologie

Martin Schröder est professeur de sociologie spécialisé dans l'Europe à l'Université de la Sarre. Ses recherches portent sur les inégalités sociales, l'État social, les variantes du capitalisme, la sociologie économique, les générations, la morale et la satisfaction dans la vie. Il a obtenu son doctorat à l'Institut Max-Planck de recherche sur la société à Cologne et a étudié à Osnabrück, à Sciences Po Paris et à l'Université de Harvard.

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Cet article est initialement paru en allemand sur le site de la chaîne publique de Suisse alémanique SRF et a été traduit par la rédaction de "dialogue". Vous pouvez lire l'article original sur le site de SRF.

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