La stèle en ciment doit figurer sur la photo. Mais l’inscription "Wildlife and Livestock Corridor" est presque méconnaissable, car des morceaux en ont été arrachés un peu partout. "Les enfants et les chèvres l’ont vandalisée", dit Benjamin Loloju en riant. L’ingénieur géomètre, originaire de cette région du nord du Kenya, travaille depuis longtemps pour l’ONG Save The Elephants.
Dans la chaleur étouffante de midi en ce jour d’avril, les nuages s’amoncellent à l’horizon. C’est la saison des pluies et la savane est inhabituellement verte. Les dernières parties de savane d’un seul tenant du pays se trouvent au nord du mont Kenya, mais elles sont menacées par des projets d’infrastructures gigantesques tels que des voies de transport et des villes relais.
Les ingénieurs de la nature
Les constructions se multiplient le long de la voie rapide qui relie le chef-lieu du district d’Isiolo à la frontière éthiopienne. L’aménagement du territoire réglementé fait défaut. Or, les écosystèmes des hauts plateaux autour du mont Kenya et les savanes sèches plus basses dans le nord doivent rester connectés si l’on veut que les éléphants survivent.
"Les éléphants sont les ingénieurs de l’écosystème", dit Benjamin Loloju. Les pachydermes parcourent des centaines de kilomètres lors de leurs migrations. Grâce à leurs excréments, ils disséminent diverses espèces végétales sur un vaste territoire. En règle générale, là où vivent les éléphants, la biodiversité ne se porte pas trop mal. Et le sol reste plus frais dans une savane en bonne santé.
L’ONG Save The Elephants possède un total de huit morceaux de terre d’un diamètre d’environ 300 mètres. Il s’agit de corridors à travers lesquels les éléphants et autres animaux sauvages peuvent continuer à se déplacer sans être dérangés, des surfaces sur lesquelles aucune maison ne sera construite.
L’argent pour ces corridors vient en partie de Suisse. La Wyss Academy for Nature cofinance le programme et est partenaire de la protection des dernières routes de migration des éléphants encore ouvertes en Afrique de l’Est.
Les "mamans" des éléphants
Christine Lekiluai, Evaline Lesuuper et Esther Lenakwawi sont rompues aux relations avec les médias. Les trois femmes font partie des Samburu, un peuple nilotique du nord du Kenya. Elles travaillent comme "Mama Tembo" pour le compte de Save The Elephants – Tembo signifie "éléphant" en swahili, la langue locale.
Seize femmes au total documentent les mouvements des animaux d’élevage et sauvages ainsi que les incidents entre les humains et les animaux dans les huit corridors reliant les zones protégées au nord du mont Kenya. Elles utilisent pour ce faire une application mobile.
"Nous patrouillons quatre fois par semaine et diffusons le message de protection des espèces dans notre communauté", raconte Evaline Lesuuper à l’ombre d’un acacia. Lors de la dernière sécheresse, un jeune éléphant s’est par exemple approché trop près du campement et les enfants ont commencé à le provoquer. "Nous avons convoqué une réunion pour expliquer aux mères que les enfants devaient arrêter."
Ces dernières années, les Mama Tembo ont sensibilisé la communauté, en arguant notamment que les animaux sauvages étaient bénéfiques en raison des revenus qu’ils génèrent. "J’aime ce travail, et j’aime les éléphants, tout comme nos animaux d’élevage; ils sont tout aussi importants", dit Christine Lekiluai.
Un espace de vie partagé
Contrairement au cliché d’une nature vierge, les savanes sont des paysages cultivés: 70% des animaux sauvages du Kenya vivent en dehors des zones protégées et y partagent le terrain avec les populations locales. Le mode de vie des peuples pastoraux du nord du Kenya s’adapte depuis des siècles au paysage, à la faune et à la flore. Au rythme de l’alternance des saisons sèches et des saisons des pluies, ils suivent les cours d’eau, les sources et les pâturages.
Ce n’est qu’avec la fédéralisation du Kenya depuis 2010 que la mise en valeur de la vaste contrée septentrionale a commencé à prendre de l’ampleur. Les voies de communication entre les gisements de pétrole et les côtes de l’océan Indien, ainsi que l’urbanisation qui en découle, morcellent les vastes plaines, et donc l’habitat du gros gibier et les pâturages.
Les savanes sèches situées à basse altitude au nord du mont Kenya sont également sous pression. Seuls un aménagement du territoire ancré dans la loi et une régulation de l’utilisation des terres peuvent sauver les routes de migration des éléphants et la culture des populations pastorales.
Les zones protégées ne sont pas une solution
Les routes de migration des animaux sauvages autour du mont Kenya ont été interrompues par les fermes à bétail lors de la colonisation britannique, il y a plus de cent ans. Depuis, de nombreuses fermes se sont transformées en zones protégées pour les espèces animales menacées. Elles sont clôturées, ce qui limite les pâturages pour les éleveurs.
Andreas Heinimann est convaincu que la coexistence entre les populations pastorales et la faune sauvage est essentielle pour l’avenir du paysage. Délimiter des zones de protection des espèces ne suffit pas, selon ce scientifique de la Wyss Academy et de l’Université de Berne, qui étudie les systèmes terrestres et la biodiversité et coordonne la mise en place des trois sites de la Wyss Academy For Nature dans le Sud global.
La condition du milliardaire
La Wyss Academy partage l’avis que les approches intégratives sont essentielles pour la protection des humains et de la biodiversité. Hansjörg Wyss a mis 100 millions de francs suisses à la disposition du centre de compétences pour le travail dans les trois pôles au Pérou, au Laos et en Afrique de l’Est, sur une période de dix ans. La condition était que le canton et l’Université de Berne mettent également à disposition 50 millions chacun sur la même période, mais pour poursuivre des projets spécifiques dans le canton de Berne.
La Wyss Academy a une mission ambitieuse: décentraliser la recherche appliquée. L’institution se considère comme un intermédiaire entre les initiatives citoyennes et les ONG. Elle veut être un catalyseur de changements pour le meilleur, comme la préservation d’habitats menacés et l’essor social dans le Sud global.
Pour le canton de Berne, il s’agit d’un projet prestigieux visant à positionner l’université comme un centre de compétences de renommée internationale pour la recherche interdisciplinaire. Ou comme le dit Andreas Heinimann: "L’Université de Berne a réussi à convaincre le philanthrope que la recherche peut apporter une contribution essentielle afin que l’humain et l’environnement en bénéficient de la même manière."
Valerie Thurner, Swissinfo/dk
Hansjörg Wyss, l'une des plus grosses fortunes de Suisse
Âgé de 88 ans, Hansjörg Wyss a grandi à Berne et vit aujourd'hui aux États-Unis. Il a travaillé pour différentes entreprises comme Chrysler et Monsanto avant de prendre une participation dans la filiale américaine du fabricant d’implants osseux Synthes. Il a assaini l’entreprise et a vendu ses parts à Johnson & Johnson en 2011 pour un montant de plusieurs milliards.
Ces dernières années, Hansjörg Wyss s’est illustré en tant que mécène, mais aussi en rachetant le club de football londonien de Chelsea.
La Wyss Academy for Nature ambitionne de créer une "nouvelle relation avec la nature". Ce centre de recherche à l’interface du climat, de l’utilisation du paysage et de la protection de la biodiversité a été fondé il y a quatre ans par l’entrepreneur suisse Hansjörg Wyss en collaboration avec l’Université de Berne.
La coentreprise est active sur quatre sites dans le monde et a pour objectif de promouvoir des stratégies locales de protection de la nature et de l’humain. Pour ce faire, des connaissances locales et académiques doivent être associées dans le cadre d’approches de recherche participatives. L’objectif est une recherche ouverte de solutions qui soient moins déterminées par les riches pays occidentaux.
Regarder au-delà des frontières linguistiques avec "dialogue"
Cet article vous est proposé par la rédaction de "dialogue". Il est issu du site de Swissinfo SWI, le service d'information en ligne de la SSR destiné au public international, disponible en dix langues.
"Dialogue" est une offre de la SSR qui propose une plateforme de débats en cinq langues ainsi qu'un échange de contenus afin de créer des ponts entre les personnes de toutes les régions linguistiques et les Suisses de l'étranger.