Quand la pandémie de coronavirus prend le contrôle des espaces publics
Sortir dans la rue est devenu un événement qui n’est plus anodin. "Restez chez vous", ont martelé les autorités pendant des mois. Aujourd'hui, certains déplacements sont encore évités. Partout, les espaces publics ont changé de visage et de définition. Le mot "public" renvoie à une certaine idée de liberté, mais les espaces publics ont subi des restrictions, ont été contrôlés ou adaptés à la situation.
La Suisse, comme beaucoup d'autre pays, a vécu pendant des mois dans un "état d'exception". Les bords des lacs et autres lieux propices aux rassemblements ont été barricadés. La police patrouillait, faisait de la prévention ou réprimandait. Et même des endroits privés, mais à usage public, comme les bars ou les cinémas, ont été touchés, de quoi modifier le comportement des individus dans l'espace.
Malgré le déconfinement progressif, certaines logiques perdurent. Après l'enfermement et la limitation, une nouvelle ère a maintenant débuté: celle de l'ouverture controlée. Un monde où les contacts sociaux sont encore perçus comme un danger potentiel.
Quand les espaces s'adaptent
La pandémie a également modifié la manière d'utiliser et de se déplacer dans les espaces publics. Les transports publics étaient considérés comme des zones à risque. L'utilisation du vélo s'est développée dans les villes. Et la baisse de trafic occasionnée par le télétravail a permis le développement de nombreuses pistes cyclables comme à Lausanne ou à Genève.
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Nos villes vont-elles profiter de cette crise pour se réinventer? "Il y a un énorme potentiel pour repenser notre manière de vivre ensemble dans une ville plus juste ou pour réfléchir sur la mobilité ou l'accessibilité des espaces publics. Maintenant, ce potentiel positif, je crains qu'il soit vite oublié une fois la crise passée", observe Francisco Klauser, professeur de géographie politique à l'Université de Neuchâtel.
Par endroits, les villes ont changé de visage. Les terrasses prennent plus de place et s'approprient une plus grande surface. Des espaces plus petits comme les balcons sont aussi devenus des lieux sociaux, d'expression. Et même les logements privés ont finalement dû s'adapter aux contraintes et bénéfices du télétravail.
La nature interdite
Il n'y a pas que les villes qui ont été touchées. La nature, la campagne, la montagne également. Pourtant, la nature et particulièrement la montagne sont symbole de la liberté. Mais face à l'arrivée de nombreux Suisses venus s'aérer et se changer les idées, les autorités locales de différents lieux appréciés ont préféré interdire leur accès.
"Ces espaces publics ou du moins à usage public ont perdu leur signification première", analyse Francisco Klauser. Exit les grands classiques de la montagne ou de la nature, les Suisses ont pu aussi redécouvrir de nouveaux endroits. "Quand on parle de confinement ou de limitation, il faut aussi parler de nouvelles ouvertures ou de nouvelles appropriations. Personnellement, j'ai découvert un nouvel espace rural: la forêt. Elle n'était utilisée plus que par certains usagers comme les coureurs. C'est redevenu un espace de balade et de liberté", raconte-t-il.
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Une multitudes de frontières
Les frontières ont fait leur grand retour depuis le début de la pandémie de coronavirus. On aurait tendance à ne penser qu'aux frontières nationales. Mais ce sont bien une multitude de frontières qui ont été errigées. D'abord à l'intérieur de la Suisse, où il y a une catégorisation des cantons en fonctions du nombre de cas et de leur niveau de "risque". Des frontières physiques, sous formes de barrières, par exemple au bord des lacs. Mais il y a eu aussi des frontières très hermétiques sur des petites surfaces comme les EMS, qui se sont retrouvés isolés de l'extérieur. Jusqu'à la plus petite frontière, sociale, invisible, de plus ou moins deux mètres entre les individus.
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"Il y a eu une diffusion des frontières mobiles à l'intérieur même d'un territoire. Avec des contrôles d'identification ou de température aux entrées et aux sorties de plusieurs types d'espaces à risque comme des homes pour personnes agées et hôpitaux en Suisse ou encore des villes et régions entières, comme on a pu le voir dans d'autres pays. Ce type de dispositifs était auparavant principalement réservé aux frontières nationales", explique Francisco Klauser.
Aujourd'hui, les frontières nationales ont pu partiellement rouvrir. Mais elles nous coincent encore dans notre pays. L'occasion pour beaucoup d'Helvètes de (re)découvrir le tourisme en Suisse. Et les frontières ne sont pas encore rouvertes pour tout le monde. Il n'est pas possible de se rendre dans certains pays et dans d'autres, une mise en quarantaine est obligatoire lors du retour en Suisse.
Après ce réflexe d'auto-isolement, on réfléchit à un système de régulation qui implique des questions de pouvoir et de discrimination
"Il y a eu ce réflexe qui consistait à créer un extérieur, duquel on prend ses distances, et un intérieur pur, qu'on essaie de contrôler. Maintenant on réfléchit à comment permettre une certaine ouverture. Parce qu'on ne peut pas arrêter la globalisation. L'économie en souffrirait trop. Alors on réfléchit à un système de régulation plus flexible avec des bons et des mauvais flux. Ils sont déterminés en fonction de leurs lieux de destination ou d'arrivée mais aussi en fonction de la raison de ce déplacement", analyse Francisco Klauser.
Mais pour le professeur de géographie politique, cette définition du "bon voyageur" ou "mauvais voyageur" implique des questions de pouvoir et de discrimination. "Qui définit ce qu'est un bon ou un mauvais flux? En dépassant ce premier stade d'auto-isolement, on découvre de nouveaux enjeux de pouvoir qu'il faut questionner dans une optique de justice sociale et de discrimination", relève-t-il.
Vers une société du contrôle?
Les autorités se sont retrouvées dans un dilemme entre santé publique et libertés individuelles. L'obligation du port du masque montre bien la difficile conciliation entre ces deux notions. Des personnes refusent d'en porter sous prétexte que cela viole leur liberté. Mais les mesures prises ces derniers mois peuvent être qualifiées d'inédites dans leur ampleur et impensable il y a encore quelques mois dans notre société démocratique.
Ce n'est pas nouveau. Qui dit société numérique, dit société du contrôle. La pandémie a accéléré une évolution qui avait déjà lieu
Alors la Suisse se dirige-t-elle vers une société du contrôle, où tous les déplacements, toutes les actions sont enregistrés? "L'idée même d'une ville intelligente, où tout est fait pour nous simplifier la vie à travers des applications, où les système de transport sont optimisés, c'est une société numérique qui implique de nouvelles formes de contrôle et de surveillance", avance Francisco Klauser.
"Avec cette pandémie, avec cet état d'exception, certaines choses qui n'étaient, avant, pas complètement en place, ont tout d'un coup été accélérées, légitimées", explique-t-il en donnant l'exemple des applications de "tracking". "La phase dans laquelle nous nous trouvons, celle de l'ouverture, utilise les technologies numériques pour dépasser la première phase très binaire entre extérieur et intérieur qu'était le semi-confinement. Et cette phase actuelle nécessite davantage de surveillance. Cette surveillance est le prix à payer pour garder une certaine ouverture. Mais quels seront les effets à long terme?"
De nouvelles habitudes quotidiennes
Les villes se sont adaptées, tout comme le quotidien de nombreux Suisses. Des gestes très simples qui n'existaient pas avant font désormais partie de la nouvelle normalité: se désinfecter les mains ou faire attention aux distances de sécurité. Au final, ces pratiques ont des conséquences dans l'espace public, comme devoir faire la queue pour pouvoir entrer dans un petit magasin.
Nous avions pour habitude d'associer la file d'attente à la rareté, pour obtenir le dernier produit en vogue ou le billet de concert de ses rêves. Mais avec la crise du coronavirus, faire la queue n'a plus rien dʹexceptionnel. Au contraire, patienter pour s'acheter du pain ou bénéficier d'un service fait désormais partie de notre quotidien. Et ceci en dit long sur notre manière de consommer. L'émission "On en parle" avait questionné Fanny Parise, anthropologue et spécialiste de la consommation à l'Université de Lausanne.
Grégoire Perroud