L'Accord de Paris exige que les flux financiers soient compatibles avec un développement à faible impact carbone. Pourtant, selon une étude commandée par l'organisation Greenpeace, les investissements financiers dans l'énergie fossile ont augmenté chaque année dans le monde depuis la signature de l'accord en 2016.
Les 33 grandes banques d'investissements analysées dans l'étude ont investi plus de 1900 milliards de francs dans les énergies fossiles ces trois dernières années.
Parmi elles, deux banques helvétiques: Credit Suisse, en 14e position avec plus de 57 milliards de dollars investis depuis 2016 et UBS, à la 25e place, avec près de 26 milliards de dollars.
Selon le rapport, la Suisse serait même la championne des investissements fossiles par habitant, avec 9800 dollars par tête. A titre de comparaison, chaque Chinois y a investi 121 dollars.
Il ne s'agit là que d'une évaluation basée sur 33 grandes banques. De nombreuses autres sont passées sous les radars de l'étude. Notamment les banques nationales, dont certaines investissent des milliards chaque année dans les énergies sales. La Banque nationale Suisse (BNS) n'est pas en reste. Selon l'organisation Artisans de la transition, elle a investi au moins 6,2 milliards de dollars en 2017 dans des entreprises pétrolières.
Si l'on prend l'ensemble des activités financières qui ont lieu sur notre territoire, c'est 20 fois plus d’émissions de CO2 que tout le reste des activités générant du CO2 en Suisse.
Au niveau mondial, pourtant, les choses bougent. Plusieurs banques centrales ont déjà initié des changements pour s'aligner sur l'accord de Paris, en orientant les marchés financiers vers la lutte contre le changement climatique. Aussi, le Fonds souverain norvégien, le plus gros au monde, a annoncé le mois dernier se désengager totalement des compagnies pétrolières.
La Banque mondiale s'est elle aussi engagée à stopper tout financement d'infrastructures d'exploitations de gaz et de pétrole dès 2019. De son côté, l'Union européenne est en train de concocter un plan d'action allant dans le sens d'une finance durable.
Discussions à Berne
En Suisse la conseillère nationale verte vaudoise Adèle Thorens a déposé fin mars un postulat réclamant plus de transparence et une meilleure régulation: "Si l'on prend l'ensemble des activités financières qui ont lieu sur notre territoire, c'est 20 fois plus d’émissions de CO2 que tout le reste des activités générant du CO2 en Suisse, comme la mobilité, le chauffage ou l'alimentation. Donc il y a un effet de levier extrêmement important", affirme-t-elle au micro du 19h30.
Selon elle, c'est au niveau de la BNS que l'on pourrait agir. "Notre banque nationale investit massivement dans les énergies fossiles. Elle double les émissions de CO2 de notre pays", dit-elle, se basant sur une estimation des Artisans de la transition.
Si les solutions pour inciter une finance durable avancent trop lentement pour certains, le vent est incontestablement en train de tourner. Rien que l'an dernier, les investissements durables ont bondi en Suisse de 82%, à presque 400 milliards de francs. Soit environ 16% du total des fonds investis en Suisse, selon un rapport de l'Université de Zurich, pour le compte de Swiss Sustainable Finance.
Les actions (28%) et l'immobilier (22%) représentent environ la moitié des actifs pour les investissements durables. Suivent les obligations souveraines (17%) et les obligations d'entreprises (16%).
Un label pour la finance durable
Angela de Wolff est une pionnière en Suisse. Associée et fondatrice de Conser - expert en finance durable, elle étiquette, un peu comme on le fait pour les frigos, le bilan énergétique, social et la gouvernance (ESG) des fonds d'investissements ou des portefeuilles constitués de sociétés cotées en bourse. Cet outil répertorie et évalue plus de 6000 entreprises.
"On n'est pas dans une forme de révolution, mais dans une évolution, qui intègre d’autres facteurs extra-financier au ratio financier traditionnel, afin de bien comprendre les entreprises dans lesquelles on investit. C'est vraiment une tendance de la société en général de vouloir plus de transparence et de traçabilité", affirme-t-elle à la RTS.
La finance durable, c'est la juste et bonne finance. A terme, il ne devrait pas y avoir d'autre finance que la finance durable.
La semaine dernière, la compagnie nationale saoudienne d'hydrocarbures Saudi Aramco affichait des performances record. Cette société pétrolière a été l'entreprise la plus profitable en 2018, avec un revenu net de 111 milliards de dollars, soit le double d'Apple. Les investisseurs doivent-ils dès lors choisir entre la durabilité et la rentabilité?
Non, répond Angela de Wolff. "La durabilité ne vient pas au sacrifice de la performance. Mais on est davantage dans une logique de long terme que dans la spéculation. Mais toutes les études le démontrent, ce n'est pas parce que vous intégrez des facteurs de durabilité que votre portefeuille va moins bien performer".
Patrick Odier, associé-gérant chez Lombard Odier, abonde dans son sens: "La finance durable, c'est la juste et bonne finance. A terme, il ne devrait pas y avoir d'autre finance que la finance durable. Et je pense que l'on se rendra compte très rapidement que les rendements obtenus avec ces méthodes aujourd'hui seront supérieurs à ceux que l'on obtenait autrefois, sans les appliquer".
Transparence et régulation
François Savary, CEO de la société de gestion de fortune Prime partners, confirme avoir vu son métier évoluer, avec de nouvelles demandes de placements plus éthiques. Mais il met toutefois en garde contre ce label ESG, "qui peut vouloir dire tout et n'importe quoi. Je ne crois pas du tout que c'est une philosophie qui doit être ayatollesque et qui doit s'imposer avec des critères exclusifs." Tout comme la plupart des acteurs financiers interrogés, François Savary soutient une forme de labellisation, qui réponde à des critères ESG sérieux: "Je pense qu'il faudra légiférer, d'une manière ou d'une autre. Si l’Europe va dans le bon sens, autant participer au mouvement."
Il faudra légiférer, d'une manière ou d'une autre. Si l'Europe va dans le bon sens, autant participer au mouvement.
Patrick Odier prône également une régulation: "Les standards internationaux font partie des priorités des places financières comme la nôtre. Elle ne doit pas se laisser dicter du ciel ou d'ailleurs les conditions d'exercice du métier, mais bien essayer de les façonner avec ceux qui doivent prendre des décisions politiques ou réglementaires."
La première mesure à prendre, selon la conseillère nationale Adèle Thorens, est d'introduire une "transparence sur l'impact écologique des investissements. Ensuite, il faudrait intégrer la durabilité dans la gestion des risques, puisque le climat est un risque pour la place financière, comme pour le reste de l'économie mondiale. Finalement, le client des acteurs financiers doit être informé sur l'impact écologique des investissements."
En quelques années, la finance durable s'est dégagée du statut de produit de niche. Aujourd'hui, elle devient un enjeu politique majeur.
Feriel Mestiri et Thierry Clémence