Modifié

Emblématique de notre société de consommation, la fast fashion résiste au Covid-19

Bonne reprise dans le secteur du prêt-à-porter (vidéo)
Bonne reprise dans le secteur du prêt-à-porter (vidéo) / La Matinale / 3 min. / le 30 juin 2020
A la sortie du confinement, les magasins de vêtements et de chaussures affichent déjà un bilan au-delà des attentes. La crise sanitaire ne semble pas avoir ébranlé le modèle de consommation dans ce secteur. Depuis 10 ans, les importations ont grimpé de manière vertigineuse, pour atteindre 9 milliards de francs l’an passé.

"Plusieurs clientes m’ont dit avoir ressenti un effet de manque durant le confinement. Elles étaient très heureuses de revenir faire du shopping !". Depuis la réouverture des commerces le 11 mai dernier, cette responsable d’un magasin lausannois, rattaché à une grande chaîne de prêt à porter, se dit agréablement surprise. "Jusqu’à début juin, notre chiffre d’affaires a quasi doublé par rapport à l’année dernière. Depuis, ça s’est stabilisé", confie-t-elle.

Paralysées deux mois durant par la fermeture des commerces liée à la crise sanitaire, les grandes enseignes de la fast fashion (mode éphémère) comme H&M, Zara ou Tally Weijl, attirent la clientèle à coups de slogans attrayants et d’offres promotionnelles tous azimuts.

Pour écouler dès la réouverture un maximum de marchandise invendue, la période de soldes a été anticipée. Le but aussi est d'éviter d’avoir à conserver des collections qui risquent fort d’être démodées le printemps prochain. Les excédents seront légués à des œuvres caritatives, au pire détruits. Chez Manor, "grâce à des bonnes promotions, on espère que cela ne dépassera pas 10% du stock", déclare son porte-parole.

Reprise progressive

Le secteur de l’habillement a été l’un des plus lourdement frappés par la pandémie. Inditex, leader mondial de la fast fashion et propriétaire de la marque Zara notamment, a vu ses ventes dégringoler de plus de 40% au plus fort de la crise.

Pas de quoi saper le moral du mastodonte espagnol, qui a dégagé un bénéfice net de près de 4 milliards de francs l’année dernière, et qui révélait en mars poursuivre, malgré la crise, ses objectifs de croissance sur le long terme, fixés entre 4 et 6%.

En Suisse aussi, les ventes de textile reprennent des couleurs. La courbe d’importations de vêtements, en chute libre aux mois de mars et d’avril, est repartie en flèche depuis le mois de mai.

Certes, ces chiffres s’expliquent en partie par des commandes passées avant la crise sanitaire et bloquées durant le confinement. Mais ils illustrent une reprise qui dépasse toutes les attentes.

Dans les commerces de vêtements en Suisse, on a le sourire. Manor évoque "des ventes légèrement supérieures par rapport à la même période de l’année dernière, malgré une fréquentation plus faible en magasins". Même sensation de "rattrapage" chez Temps Forts, une boutique de vêtements près de la gare de Lausanne. "J’avais des inquiétudes, mais il s’est avéré que mes clients ressentaient le besoin de se faire plaisir", se réjouit sa propriétaire.

"L’effet post-crise, avec l’effervescence de la reprise, favorise la consommation", relève El Mouhoub Mouhoud, professeur d’économie à l’Université Paris-Dauphine. "Dans le même temps, il va y avoir un effet de baisse de volume de consommation, liée à la diminution des revenus", nuance-t-il.

Malgré la prudence qui s’impose au sortir de la crise, les ménages suisses auraient économisé 2000 francs de plus qu’en temps normal, selon une étude de Credit Suisse publiée en avril. Une manne représentant 12 milliards de francs, dont les commerces du prêt-à-porter tirent sans doute parti depuis leur réouverture.

Mais cette reprise n’est-elle que passagère, car biaisée par l’effet de rattrapage et des "achats plaisir", ou augure-t-elle au contraire un retour durable à la normale? "C’est la question que tout le monde se pose…", confirme Philippe Moati, professeur d'économie à l'Université Paris-Diderot et spécialiste de la consommation.

"Il n’y aura pas de miracle post-Covid !"

Si la prudence règne donc quant à une possible reprise économique, une réalité ne bouge pas: l’urgence des enjeux climatiques et environnementaux. Les voix, à l’échelon politique comme dans l’opinion publique, qui avant la crise plaidaient pour un changement radical de logiciel, voient aujourd’hui leurs convictions renforcées.

Pas sûr que leur appel à une consommation plus éthique, écologique et responsable, puisse pour autant trouver un plus large écho au sein de la population. "Entre le vœu de consommer local, qui est bien réel, et l’acte, il y une distance tout à fait importante", confirme Philippe Moati.

Aussi l’industrie textile, dominée par la fast fashion, n’est pas une bonne candidate à la relocalisation. Le modèle, basé sur des prix en magasins très attractifs, impose aux marques de recourir à une main d’œuvre peu payée, la plupart du temps en dehors de l'Europe.

"Il n’y aura pas de miracle post-Covid!", assène El Mouhoub Mouhoud, qui est également spécialiste des phénomènes de délocalisation et de relocalisation. "Les consommateurs avec peu de moyens n’accepteront pas de payer un t-shirt de masse trois fois son prix", complète-t-il. Spécialiste du commerce de détail, Nicolas Inglard enfonce le clou. "Le gros du marché du textile restera un marché discount et de volume".

19 kilos d’habits par habitant chaque année

En Suisse, le phénomène fast fashion se constate parfaitement dans les statistiques des douanes. Seuls 2% des dépenses des ménages sont consacrées à l’habillement, selon des chiffres de l’Office fédéral de la statistique de 2016. Néanmoins, cela représente 19 kilos d’habits et de chaussures importés par habitant en 2019, pour la coquette somme de 9 milliards et demi de francs suisses (valeur à l'importation). Un montant qui n’a cessé de prendre l’ascenseur, en particulier ces cinq dernières années, et que ni l’inflation ni la croissance démographique ne suffisent à expliquer.

Comment comprendre dès lors cette progression vertigineuse? "La surconsommation de vêtements est due à un changement radical de la mode depuis les années 1990", explique Géraldine Viret, de l’ONG Public Eye. "Les marques de la fast fashion cherchent à produire toujours plus, toujours plus vite et à moindre coûts", précise-t-elle.

Pour s’adapter constamment aux dernières tendances et aux goûts des consommateurs, et vendre ainsi davantage, le groupe Inditex est capable de renouveler ses collections tous les quinze jours – contre 18 mois dans les années 70.

7000 tonnes de pantalons neufs ont été par exemple importés en Suisse l’année dernière, soit près de quatre fois plus qu’en l’an 2000. Idem pour les robes, dont les importations sont passées de 150 à 770 millions de francs en vingt ans.

Et pourtant, une large portion de ces habits n'est pas, ou que très peu portée. L’exemple de Zalando, acteur majeur pour expliquer l’avalanche d’habits qui déferle sur la Suisse, est à cet égard criant.

L'"effet Zalando" dope la fièvre acheteuse

Créée en 2008 et omniprésente sur les réseaux sociaux, la première plateforme en ligne d'Europe de vente de prêt-à-porter est devenue un acteur incontournable du secteur. "Depuis 5 ans environ, les géants du commerce en ligne comme Zalando, adoptent aussi les modèles commerciaux de la mode éphémère", observe Géraldine Viret. En proposant un renvoi des marchandises illimité et net de frais à ses clients, le grossiste allemand a même réussi à donner un nouveau souffle à la fast fashion. Et encourager dans le même temps la boulimie d’achats.

Cet "effet Zalando" se reflète d'ailleurs dans les chiffres: depuis que le géant allemand a pénétré le marché suisse en 2015, les renvois de colis atteignent des niveaux stratosphériques. L’année dernière, deux tiers des vêtements arrivés chez les consommateurs ont ainsi été réexpédiés vers l'Allemagne, selon les chiffres que nous avons analysés.

Au vu de cette montée irrépressible du e-commerce, les pourfendeurs de la fast fashion doutent que la crise puisse mettre un sévère coup de frein à la fièvre acheteuse. "D’un côté une frange de la population aspire à des achats moins fréquents et plus responsables, y compris chez les jeunes", constate Géraldine Viret. "Mais de l’autre, les habitudes de surconsommation sont bien ancrées et alimentées en permanence par les marques. Sur des plateformes comme Facebook ou Pinterest, on peut, en quelques clics, voir un vêtement et l’acheter, ce qui renforce le côté «compulsif» de la mode éphémère."

Internet et les réseaux sociaux sont en effet devenus le nouveau centre de gravité des tendances vestimentaires naissantes, que les générations Z et Y  – le cœur de cible des grandes marques – s’empressent d’imiter. "On peut parler d’un phénomène culturel transversal sans précédent, où la mode et le vêtement sont affichés, commentés, fétichisés, et propagés instantanément auprès de deux milliards d’abonnés sur TikTok", analyse Bertrand Maréchal, professeur à la Haute école d’art et de design de Genève.

Les grandes enseignes comme Zara ne s’y trompent pas. En pleine tempête de Covid-19, le groupe espagnol a annoncé la fermeture d’environ 700 points de vente (sur 7500 en tout dans le monde). Objectif: doper les ventes en ligne au détriment du stationnaire.

De son côté, Zalando annonçait le 16 juin prévoir "une augmentation significative de ses ventes au deuxième trimestre, grâce à l'évolution du comportement des consommateurs, en particulier une préférence fortement croissante pour les offres numériques".

Lorsque Zara et H&M organiseront la riposte en proposant eux aussi la gratuité de livraison, nul doute qu'une nouvelle guerre des prix s'engagera. Ce qui pourrait démultiplier le nombre de colis en circulation, avec pour effets d'alourdir l'empreinte écologique de la fast fashion et d'augmenter le nombre d'emplois précaires dans les centres de tri.

Yoan Rithner

Publié Modifié

Longtemps leader incontesté, la Chine perd du terrain

Pour rester viable, le modèle de la fast fashion a besoin d’une main d’œuvre bon marché. L’augmentation du salaire-horaire des ouvriers en Chine a ainsi poussé ses fournisseurs à délocaliser une partie de leur production. Aujourd'hui le Bangladesh et les pays d'Asie du Sud-Est sont devenus les nouvelles usines textile du monde.

Au tournant des années 90, les grandes marques ont toutefois rapatrié une partie de leur production aux portes de l’Europe, "pour se rapprocher des marchés sur lesquels les vêtements sont vendus", explique Géraldine Viret. Sans compter qu’après l’effondrement de l’usine du Rana Plaza en 2013, qui avait coûté la vie à plus de 1100 ouvrières et ouvriers du textile, le "made in Bangladesh" trouve un peu moins grâce aux yeux des consommateurs…



Malgré cette relocalisation, la moitié de la garde-robe des Suisses provient encore aujourd'hui d’Asie. Temple mondial de la mode et du luxe, l’Italie maintient une bonne place en tête des pays exportateurs. Idem pour l’Allemagne, qui a certes délocalisé sa production en Europe de l’Est, mais qui grâce à législation européenne, peut garder l’origine du produit, si tant est qu’il a été fabriqué dans un autre Etat membre. La poussée très forte de la plateforme de vente en ligne Zalando explique sans doute aussi la très bonne position des exportations allemandes.

Le Vietnam est quant à lui devenu le nouvel eldorado pour les grandes marques de chaussures comme Nike ou Adidas, au point que le pays talonne désormais l’Italie, qui elle garde une bonne place sur le marché, grâce au cuir.

Le textile, deuxième industrie la plus polluante pour la planète

Responsable de 10% des émissions mondiales de carbone et de 22,5% d’usage des pesticides, le textile figure au deuxième rang des industries les plus polluantes pour la planète, derrière le pétrole. En cause notamment: l’usage massif de fibres synthétiques issues de la pétrochimie, qui rejettent quantité de microplastiques au moment du lavage, mais aussi de produits chimiques pour les teintures.

Quant au coton, 10'000 litres d’eau sont nécessaires pour en produire un kilo. Sans compter l’usage intensif d’insecticides et de pesticides. Le coton bio reste encore marginal sur le marché, ses fils étant généralement moins résistants que ceux issus de la culture conventionnelle.