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Plusieurs entreprises suisses mènent des affaires dans la région controversée du Xinjiang

Un moulin à coton dans la province chinoise du Xinjiang (image d'illustration). [Xinhua via AFP - Ding Lei]
La Suisse deuxième exportateur de machines textiles au Xinjiang, où les minorités musulmanes sont réprimées / La Matinale / 5 min. / le 25 février 2021
Internement, rééducation, travail forcé: la pression internationale s’accentue sur la Chine, pointée du doigt pour sa répression des minorités musulmanes au Xinjiang. De nombreuses entreprises, suisses comprises, continuent malgré tout à y mener leurs affaires.

Dans le sillage des Etats-Unis, le Parlement canadien a adopté cette semaine une motion qualifiant la politique chinoise de génocide. Côté européen, le ton monte également dans les différents hémicycles. La France a dénoncé mercredi un "système de répression institutionnalisé".

Ces condamnations en cascade n’empêchent pas plusieurs entreprises occidentales de continuer à mener leurs affaires dans le Grand Ouest chinois. C’est le cas de plusieurs entreprises suisses actives dans l’industrie du textile, un secteur entaché par les soupçons de travail forcé.

Ils seraient au moins 500'000, contraints à travailler dans les champs de coton du Xinjiang. Une vaste enquête publiée en décembre dernier par le Global Policy Center, un think-tank américain, lève le voile sur l’ampleur du phénomène d’exploitation des Ouïghours et des autres minorités musulmanes du Xinjiang.

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Quelque 20% du coton mondial est cultivé dans cette région aux portes de l’Asie centrale. Une partie des ex-détenus des camps de rééducation serait en outre employée de force dans certaines manufactures textiles. "Les ouvriers travaillent et vivent dans des complexes sécurisés facilitant le contrôle de l’Etat", souligne le rapport.

Spécialiste Chine auprès de Human Rights Watch, Maya Wang qualifie pour sa part l’industrie du textile de pierre angulaire du projet coercitif de rééducation et de réingénierie sociale de l’Etat chinois au Xinjiang. "Dans un tel contexte et étant donné la gravité des crimes perpétrés au travers de cette politique régionale, toute implication dans cette industrie à l’heure actuelle est hautement problématique du point de vue des droits de l’homme", précise la représentante de l’organisation.

Trois entreprises suisses identifiées dans la région

C’est pourtant dans cet environnement miné qu’évoluent quelques entreprises suisses du secteur, principalement des fabricants de machines. Selon les statistiques des douanes chinoises, la Suisse s’est élevée au rang de deuxième exportateur de machines-textiles à destination du Xinjiang en 2020, derrière l’Allemagne. La RTS a identifié trois entreprises helvétiques directement liées à cette région: Rieter, Uster et Saurer.

Concernant Rieter, société basée à Winterthour, elle fournit des pièces et des machines à filer à deux groupes chinois, Esquel et Huafu. Certaines de leurs fabriques figurent sur la liste des entreprises sanctionnées par les Etats-Unis pour travail forcé et violation des droits de l’homme.

Si ces deux dernières nient catégoriquement ces accusations, Johnson Yeung, représentant du l'association "Clean Clothes Campaign" dédiée à la défense des travailleurs du textile, met en garde: "Esquel est présente au Xinjiang depuis plus de 20 ans. Elle entretient des liens étroits avec les autorités et la structure paramilitaire (XPCC) aujourd’hui responsables des atrocités au Xinjiang".

Le XPCC, un Etat dans l'Etat

Le XPCC – Xinjiang Production Construction Corps – est un véritable Etat dans l’Etat. Fondé en 1954, la milice est devenue un acteur majeur et incontournable dans la structure de gouvernance du Xinjiang.

"Historiquement, l’organisation avait un fusil dans une main et une pioche dans l’autre. Elle était chargé de coloniser la frontière sauvage du Grand Ouest chinois, en y développant l’agriculture. Mais elle s’est peu à peu imposée dans le secteur industriel et financier tout en maintenant un doigt sur la gâchette. Le XPCC gère aujourd’hui encore nombre de prisons ainsi que certains camps d’internement", explique James Millward, spécialiste du Xinjiang à l’Université Georgetown. 

Difficile d’éviter tous liens, directs ou indirects, avec cet organisme omniprésent dans la région. Esquel, client du suisse Rieter, gérait d’ailleurs conjointement une plantation de coton avec le XPCC. Cette collaboration a été interrompue en avril dernier, Esquel renonçant à renouveler le partenariat.

"La position d’Esquel, comme toutes les entreprises actives dans la région, reste fragile", estime James Millward. "Se défaire totalement du XPCC est quasiment impossible au Xinjiang. Et si vous avez recours à du coton issu de la région, il est très difficile d’être certain que votre filière d’approvisionnement n’est pas liée au système de répression".

Quant à l’autre entreprise cliente de Rieter, Huafu Aksu, elle serait dans une situation similaire, selon Johnson Yeung, du Clean Clothes Project. "En plus de ces liens avec le XPCC, elle bénéficie de subventions directes de la part le gouvernement chinois. Huafu et Esquel sont des sociétés avec lesquelles les entreprises étrangères ne devraient en aucun cas collaborer."

Défection des marques internationales

Suite aux sanctions américaines, des marques comme Tommy Hilfiger ou Calvin Klein ont été contraintes de suspendre leur relation avec Esquel. Les européens Adidas et H&M ont en revanche opté pour la prudence en prenant volontairement leurs distances avec Huafu.

Rieter, elle, ne remet pour l'heure pas en cause ses liens commerciaux régionaux, tout comme une autre entreprise suisse: Uster. Spécialisée dans les instruments de mesures et les certifications, cette dernière octroie, depuis décembre 2019, un certificat de qualité à Esquel.

Sollicitée par la RTS, Uster n’a pas souhaité réagir. Rieter s’est pour sa part contentée d’un bref communiqué dans lequel l’entreprise dit s’opposer au travail forcé en précisant mener sa propre enquête. Elle s’engage à agir au cas par cas en fonction des résultats.

"Aucun audit indépendant digne de ce nom ne peut être mené actuellement au Xinjiang", réagit Johnson Yeung avant de souligner que les principales firmes internationales spécialistes en la matière ont cessé leurs activités d’audit au Xinjiang face aux pressions et aux entraves des autorités sur place.

Aucune discrimination tolérée par Saurer

Cette opacité ne semble pas inquiéter Saurer. La multinationale thurgovienne exploite elle-même sa propre usine d’assemblage de machines à filer à Urumqi, la capitale du Xinjiang. Elle y emploie 450 personnes. Interrogée quant au recrutement de ses ouvriers et le risque d’engager des travailleurs contraints de postuler à un emploi, Saurer assure ne tolérer aucune discrimination, ni harcèlement et déclare garantir l’égalité des chances à tous ses collaborateurs (voir encadré ci-dessous).

Le groupe est informé de la situation au Xinjiang via la presse, mais affirme n’avoir eu jusqu'ici connaissance d’aucun incident particulier dans la région. L’entreprise précise en outre que ses cadres internationaux ne participent pas à la politique locale.

"Être hermétique à la politique locale n’est pas possible, rappelle James Millward. Tous les officiels sont complices du système de répression. Et vous ne pouvez pas mener vos affaires au Xinjiang sans être confronté, d’une manière ou d’une autre, à ces mêmes officiels."

Coordination internationale prônée

Il est difficile, voire impossible donc d’offrir actuellement les garanties suffisantes, estiment nombre d’experts. Ces derniers prônent la mise en place d’une coordination internationale entre les Etats et les entreprises: "Le fait que les Etats-Unis aient adopté des sanctions et des mesures très tardives, vers la fin de l’administration Trump, et ce de manière unilatérale, est en partie responsable de l’absence d’une réaction globale robuste. J’espère que tout ça va changer rapidement. Les preuves contre la Chine sont irréfutables", conclut James Millward.

L’Union européenne songe à adopter sa propre liste noire, à l’image de celle des Etats-Unis. La mesure restreindrait les activités commerciales dans certains secteurs et avec certaines entités au Xinjiang. Mais pour l’heure, les sociétés européennes et suisses sont libres de poursuivre leurs activités dans la région.

Michaël Peuker

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"Notre entreprise ne participe pas à la politique locale"

Contactée par la RTS, l'entreprise Saurer AG a répondu via sa porte-parole, Silke Maier. Voici son interview.

Depuis quand opérez-vous dans la région du Xinjiang?

Les provinces du nord-ouest de la Chine sont les principales régions de Chine où le coton est produit. Afin d'accroître la valeur ajoutée de ces régions, le programme chinois "One Belt, One Road" – les nouvelles routes de la soie – a créé des incitations économiques pour promouvoir la création d’entreprises offrant des emplois de qualité. Pour cette raison, Saurer a décidé en 2016 de créer une société d'assemblage de machines à filer à Urumqi et de produire des machines Saurer entièrement selon les principes de l'Industrie 4.0.

Pour quelle raison est-il si important pour votre entreprise en particulier d’être présente au Xinjiang?

Le nord-ouest de la Chine, mais aussi les pays voisins comme l'Ouzbékistan, le Kazakhstan, le Tadjikistan et le Turkménistan sont impliqués dans la production de coton à grande échelle. Jusqu'à présent, cette matière première était essentiellement exportée pour être transformée. Ces différents pays s'efforcent désormais d'augmenter leur valeur ajoutée et d'offrir des emplois à leurs citoyens. C'est pourquoi une industrie de transformation du coton s'y développe. Pouvoir desservir cette industrie en pleine croissance depuis le Xinjiang, leur voisin immédiat nous permet de nous positionner face à la concurrence locale et internationale. C'est avant tout nécessaire pour garantir la compétitivité et les emplois de Saurer dans le monde.

En outre, les autorités politiques ont élaboré un plan pluriannuel holistique dans la province du Xinjiang. Il comprend la mise à disposition de terres, par exemple pour la plantation de coton, de nouvelles sources d'énergie supplémentaires bon marché, une aide financière pour des infrastructures opérationnelles modernes, mais aussi la formation de personnel subalterne, de travailleurs qualifiés et de spécialistes, y compris les infrastructures logistiques.

A quel moment avez-vous eu connaissance des actions des autorités chinoises contre les minorités ethniques et religieuses (internements massifs, allégations de travail forcé) au Xinjiang?

Nous l'avons appris par la presse. Saurer n'a pas connaissance d’incidents spécifiques ou détaillés dans cette région. Nous tenons à souligner que le Groupe Saurer est dirigé par une équipe de cadres internationaux - notre entreprise ne participe pas à la politique locale.

Pouvez-vous garantir que vos activités au Xinjiang ne soutiennent pas – directement ou indirectement – le travail forcé dans la région?

Chez Saurer, nous sommes très fiers de respecter la dignité personnelle, la vie privée et les droits personnels de nos employés. Nous ne tolérons ni la discrimination ni le harcèlement, même pas basés sur la religion ou la race, et nous promouvons l'égalité des chances pour tous les employés. Assurer un environnement de travail sûr et sain pour l'ensemble de notre personnel est également d'une importance capitale pour nous. Bien sûr, nous traitons tout le monde avec le même respect.

Envisagez-vous de poursuivre vos activités au Xinjiang à l'avenir, malgré les nombreux rapports, en particulier ceux relatifs au travail forcé?

Notre investissement au Xinjiang est conforme à notre engagement et répond aux besoins de nos clients. L'objectif premier de Saurer est de créer des opportunités économiques pour les locaux : notre entreprise d'Urumqi emploie actuellement plus de 450 travailleurs. L'usine est située sur la nouvelle Route de la Soie et approvisionne les clients dans un rayon de 1 500 km, y compris les clients des pays voisins.