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Le lithium géothermal du Haut-Rhin prêt à inonder le marché européen

Le lithium zéro carbone du Haut-Rhin inondera bientôt l'industrie européenne de la batterie et de l'automobile
Le lithium zéro carbone du Haut-Rhin inondera bientôt l'industrie européenne de la batterie et de l'automobile / 19h30 / 4 min. / le 23 octobre 2021
Entre Bâle et Francfort, les eaux souterraines du bassin rhénan recèlent suffisamment de lithium pour abreuver la production galopante de batteries automobiles en Europe. La ruée vers l’or blanc a commencé. En Suisse, les faibles concentrations laissent de marbre les foreurs géothermaux.

L’extraction minière du lithium requiert de l’énergie et se traduit encore par des émissions importantes de CO2. Avec les pratiques actuelles, entre 5 et 15 tonnes de dioxyde carbone sont émises par tonne de lithium raffiné, selon qu’il soit extrait des lacs salés du Chili ou des spodumènes rocheux australiens. Soit l’équivalent en CO2 de la combustion de 120 à 360 litres d’essence pour les 50 kilos de carbonate de lithium que nécessite une batterie automobile. Seule une décarbonation rapide de la chaîne de production permettrait de réduire ces chiffres.

L’extraction de lithium dans certaines eaux géothermales permet en revanche déjà aujourd’hui une exploitation zéro carbone. En Europe, c’est le bassin du Rhin que la géologie a le mieux servi. Miraculeusement même: 15 millions de tonnes de lithium y circuleraient, diluées dans les eaux souterraines entre Bâle et Francfort. Un trésor que la startup australo-allemande Vulcan Energy, basée à Karlsruhe en Allemagne, a pour ambition d’exploiter à échelle industrielle.

1,7 milliard d’euros

D’ici 2024, la production annuelle atteindra 40'000 tonnes, explique samedi dans le 19h30 le cofondateur de l’entreprise Horst Kreuter. De quoi équiper en lithium 800'000 voitures électriques. Ce lithium local et neutre en carbone, promis en grandes quantités a déjà trouvé preneur auprès de gros clients: Stellantis (PSA et Fiat Chrysler), Renault, mais aussi le géant sud-coréen LG Chem pour son usine polonaise de batteries pour voitures électriques ou le groupe européen de métallurgie Umicore, lui aussi installé en Pologne pour fabriquer les éléments de batteries contenant du lithium à destination l’industrie automobile principalement.

"Les deux premières phases du projet coûteront 1,7 milliard d’euros, dont 700 millions déjà assurés en capital propre et le solde avancé par BNP Paribas", explique Horst Kreuter. "L’entreprise s’est d’ores et déjà assuré quatre licences d’exploitation couvrant 500 kilomètres carrés, de quoi forer entre neuf et douze nouveaux puits", précise l’ingénieur en géologie. "Nous devons profiter de cette occasion, c’est une chance unique et rentable pour cette région d’assurer l’approvisionnement de l’industrie automobile et celui de la population en énergie."

Pionniers à Bruchsal

Moins ambitieux mais plus avancé, le distributeur et producteur parapublic du Bade-Würtemberg EnBW sera le premier à tenter l’extraction de lithium en conditions réelles d’ici la fin de l’année. Sur son puits géothermique de Bruchsal mis en service en 2010, tout est prêt pour accueillir le système qui extraira plus de 90% des 150 mg de lithium par litre que contient son eau, jaillissant de plus de 2000 mètres sous terre à raison de 30 litres par seconde. Le lithium est d’abord capturé de l’eau thermale puis récupéré dans un second bain de solution acide.

"Nous utilisons un matériau à base d’oxyde de manganèse pour capturer le lithium. Ensuite, nous recourons à une solution pour le récupérer qui est respectueuse de l’environnement. Les matériaux sont utilisables sur plusieurs cycles et recyclables", explique à la RTS Elif Kaymakci, ingénieure cheffe de projet chez EnBW.

C’est en 2017, avec l’évidence des besoins à venir en lithium de l’industrie en Europe que l’entreprise a relancé ses recherches avec des partenaires académiques et industriels locaux pour une possible extraction géothermale, explique Thomas Kölbel, expert géothermie chez EnBW. "Nous pensons pouvoir produire 100 tonnes de lithium par an à Bruchsal. Il faut y aller étape par étape, optimiser les processus, mais je pense que nous y arriverons."

De l’électricité et de la chaleur zéro carbone

Le bassin du Haut-Rhin compte six puits de géothermie profonde comme celui de Bruchsal. L’eau chaude y est puisée entre 2000 et 3000 mètres et réinjectée via un second puits dans l’aquifère une fois la chaleur exploitée. Ces doublets géothermiques avec des eaux avoisinant 150 degrés permettent depuis de nombreuses années de produire du courant électrique et de la chaleur de chauffage.

A Bruchsal, la turbine fournit nuit et jour suffisamment de courant pour alimenter un millier de ménages. Le restant de chaleur est ensuite transmis au réseau de chauffage et l’eau thermale refroidie est réinjectée dans le sous-sol. C’est juste avant cette étape que le lithium sera extrait, explique Thomas Kölbel.

Du courant bientôt en Suisse aussi

Ces installations du bassin du Haut-Rhin sont bien connues des géologues suisses. Le premier puits géothermal de Suisse visant la production d’électricité s’apprête justement à être foré dès cet hiver à Lavey (VD). Non loin du puits actuel qui alimente en chaleur le centre thermal, l’Agepp vient d’achever le chantier préparatoire pour l’arrivée de la tour de forage le mois prochain. Objectif: obtenir un débit de 40 litres d’eau à 110 degrés par seconde. De quoi alimenter 1000 ménages en courant et 1700 en chaleur. Similaire à l’installation de Bruchsal. 

A Lavey, une fois sa chaleur exploitée, l’eau ne sera pas réinjectée dans le sous-sol mais déversée dans le Rhône. A ce stade, il n’est pas prévu d’en exploiter le lithium et pour cause: sa concentration s’annonce largement inférieure à celle du bassin du Haut-Rhin. "Cette eau sera très peu minéralisée. Avec 5 mg par litre attendus, nous pourrions produire 6 à 7 tonnes de lithium par an", explique Davide Bianchetti, hydrogéologue d’ALPGEO.

…mais de lithium, pas assez

Face aux 150 à 200 mg par litre présents dans les eaux thermales du Haut-Rhin, l’exploitation du lithium n’est pas envisagée à Lavey par l’Agepp, confirme son directeur Jean-François Pilet: "Pour nous, c’est la vente de la chaleur et de la production électrique qui est la priorité, le lithium pourrait être un plus, mais non, il ne figure pas dans le business plan." A près de 15'000 francs la tonne actuellement, le lithium pourrait rapporter près de 100'000 francs par année, mais les coûts de production sont encore difficiles à établir. Même à Bruchsal, on ignore encore ce que pourraient être les marges sur cette activité. A voir l’ambition de Vulcan Energy et la tenue de son titre à la bourse de Francfort, on peut penser qu’elles seraient considérables.

Si les eaux du Haut-Rhin, comme celle du bassin parisien, sont si chargées en lithium, c’est que les failles sont très anciennes, très chaudes et que les eaux y circulent lentement. "Ici, nous avons une circulation beaucoup plus rapide, en raison des forts dénivelés", explique Davide Bianchetti. L’eau ne mettrait en effet pas plus de 8000 ans pour ruisseler du massif des Aiguilles Rouges vers le sous-sol de Lavey. Trop vite pour se minéraliser fortement. Selon le géologue, plutôt que du lithium, "la cerise sur le gâteau dans la région, ce serait une pisciculture. Un moyen de valoriser la chaleur résiduelle pour élever des perches."

Quant à une exploitation minière traditionnelle, elle reste difficilement envisageable en Suisse malgré la présence de fortes concentrations de lithium (3 à 4%) dans certains micas des granits alpins, explique le conservateur du musée cantonal vaudois de géologie. "Leurs affleurements se trouvent à très haute altitude ou dans des régions viticoles donc d’un point de vue environnemental, c’est quasiment exclu", estime Nicolas Meisser. Le lithium est également concentré dans les tourmalines, "mais ces gemmes précieux sont réservés à la joaillerie", commente le géologue. Dans les Alpes autrichiennes en revanche, il existe des projets d’extraction dans les micas et spodumènes rocheux. C’est aussi le cas au Portugal et dans la région de Dresde en Allemagne.

Pascal Jeannerat/boi

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