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La fin de la cigarette, une bonne nouvelle pour Philip Morris

L’IQOS : un écran de fumée ?
L’IQOS : un écran de fumée ? / Mise au point / 15 min. / le 7 novembre 2021
Le géant du tabac Philip Morris promet une révolution: un monde sans fumée. Ce slogan est au cœur d’une opération de communication pour vendre l’IQOS, un appareil qui chauffe du tabac. Mais son impact réel sur la santé et le fait qu'il permette de récolter certaines données des utilisateurs posent question.

Le patron de la multinationale du tabac Philip Morris répète depuis des mois qu’il croit en un futur sans cigarette. En septembre, Jacek Olczak s'en expliquait lors d’une conférence internationale: "Nous avons réalisé d’énormes progrès technologiques pour un monde sans fumée. (…) C’est une super nouvelle pour les adultes qui souhaitent continuer à fumer, nous avons développé une meilleure alternative."

Cette alternative, c’est l’IQOS, un appareil électronique qui chauffe des petits sticks de tabac. Il se trouve sur le marché suisse depuis quelques années et il est en passe de conquérir des dizaines d’autres pays du monde.

Quelle dangerosité?

A croire les études scientifiques de Philip Morris, l'IQOS serait moins dangereux qu’une cigarette classique. Le géant du tabac explique que ce produit émet 95% moins de substances chimiques nocives. La multinationale a obtenu de la FDA, l’administration américaine des denrées alimentaires et des médicaments, l’autorisation de commercialiser l’IQOS en tant que produit du tabac à risque modifié.

Une victoire pour Philip Morris qui fait bondir les militants anti-tabac. Selon Pascal Diethelm, de l’association OxySuisse, l’IQOS contient toujours des substances toxiques: "Beaucoup de ces substances n’ont pas de seuil de dangerosité. Leur seule présence peut provoquer des cancers."

L'Organisation mondiale de la santé est également critique face aux appareils à chauffer le tabac comme l’IQOS. Selon une déclaration officielle de juillet 2020, "il n’y a pas de diminution des risques pour la santé humaine. En effet, on retrouve également des nouvelles toxines dans les aérosols des produits du tabac à chauffer".  Toutefois, actuellement, il n’y a pas de consensus scientifique sur les biens faits ou les dangers de l’IQOS.

Convaincre que l'IQOS est un produit normal

Chez Philip Morris, l’IQOS porte tous les espoirs de l’entreprises. Plusieurs employés contactés hors caméra confirment l’enthousiasme à l’intérieur de la multinationale. Ils parlent d’un produit qui va permettre à Philip Morris de continuer à se développer et être rentable. Un ex-cadre explique ainsi: "On le sait, la cigarette n’a pas d’avenir en Europe. Elle a une trop mauvaise réputation, trop de taxes et trop de limites dans la publicité. L’IQOS, c’est une solution simple à tout cela. Actuellement, Philip Morris fait tout pour convaincre la population et les décideurs que l’IQOS est un produit normal, comme du chocolat."

En Suisse, cela fonctionne. L’IQOS est soumis à d’autres règles que la cigarette classique et il est faiblement taxé: 60% du prix d’un paquet de cigarette classique est composé de taxe, contre 20% pour un paquet de tabac à chauffé.

Actuellement, Philip Morris fait tout pour convaincre la population et les décideurs que l’IQOS est un produit normal, comme du chocolat

Un ex-cadre de Philip Morris

Autre avantage de l’IQOS, les limitations de la publicité et de l’utilisation du produit sont réduites. Contrairement au paquet de cigarette, il n’y a pas de photos de prévention sur les paquets de sticks de tabac de l’IQOS en Suisse. Dans plusieurs pays européens, il est également possible de fumer l’IQOS à l’intérieur des lieux publics, alors que la cigarette est interdite.

Tout indique que la stratégie de Philip Morris porte ses fruits. Le succès de l’IQOS est grandissant. Selon les statistiques des douanes suisses, la quantité de tabac à chauffer vendue en 2020 est de 413'229’800 pièces, un nombre qui a doublé par rapport à 2019, alors qu’un autre chiffre reste stable, celui des morts à cause de l’ensemble de l’industrie du tabac. En Suisse, le tabagisme cause 9500 décès par an, ce qui correspond à 26 personnes par jour.

Le lobbying de Philip Morris

La fondation pour un monde sans fumée se présente comme un acteur de la santé publique qui lutte contre la cigarette. Derrière ce message de protection de la santé, la fondation cherche à promouvoir les alternatives à la cigarette comme le vapotage ou le tabac à chauffer. Une ligne qui correspond exactement à la nouvelle stratégie de l’IQOS de Philip Morris.

Interrogé fin septembre par Mise au Point, le président de la fondation Derek Yach réfute être à la solde de géant du tabac: "Nous sommes indépendant de Philip Morris. Nous avons certes reçu de l’argent de leur part, mais nous cherchons actuellement d’autres financement." Philip Morris finance la fondation pour près d’un milliard de francs suisses sur 12 ans.

Le cube, centre de recherche de Philip Morris à Serrières, près de Neuchâtel. [Reuters - Denis Balibouse]
Le cube, centre de recherche de Philip Morris à Serrières, près de Neuchâtel. [Reuters - Denis Balibouse]

Le Dr. Yach réfute également être un outil pour payer des scientifiques favorables aux géants du tabac. En 2019, la fondation a alloué par exemple 7 millions de dollars à un institut scientifique rattaché à l’université de Catane. Cet institut a publié des études favorables aux appareils à tabac à chauffer. "Nous investissons des millions dans la science. Nous n’influençons pas le travail des experts. Notre but est de donner les moyens à une recherche neutre et indépendante." Quelques semaines après son interview avec Mise au Point, le Dr. Yach a quitté son poste de président avec effet immédiat. Aucun détail n’a filtré sur les raisons de son départ.

La fondation redistribue des millions également à plusieurs associations comme INNCO. Officiellement, INNCO est un groupe international de consommateurs de nicotine basé à Genève. Ils disent représenter les 98 millions de personnes dans le monde qui utilisent des cigarettes électroniques et des appareils à tabac à chauffer. INNCO fait du lobbyisme en Europe. Des protestations citoyennes sont organisées lors de congrès internationaux. Ces citoyens militants sont en réalité les membres du Conseil de l’INNCO. L’adresse indiquée sur les documents officiels de INNCO est au 13, quai de l'île à Genève. Sur place, personne ne semble connaître l’association: cette adresse correspond à des bureaux à louer à l’heure.

Comment Philip Morris amasse des données sur ses clients

L’IQOS fonctionne avec un Bluetooth, un système d’échange de données à courte distance. Pour comprendre son utilité, Mise au Point a demandé l’avis de Paul-Olivier Dehaye. Ce mathématicien est célèbre pour avoir fait trembler Facebook en révélant le scandale Cambridge Analytica.

Paul-Olivier Dehaye a analysé la fonction Bluetooth de l’IQOS. Première surprise, des données sont émises à chaque fois que nous ouvrons l’appareil. Deuxième surprise, la quantité d’informations n’est pas négligeable, de quoi transmettre le nombre de bouffées, la fréquence d’utilisation et l'état de l’appareil. Ces données sont transmises grâce à une application à télécharger sur son téléphone. Cette application est recommandée, mais n’est pas obligatoire. Philip Morris précise par courrier que "l'appareil IQOS n'envoie aucune donnée à PMI (Philip Morris) via Bluetooth lorsqu'il n'est pas couplé à un téléphone mobile et à l'application IQOS enregistrée".

Il est encore plus difficile de stopper sa consommation avec l’IQOS

Pascal Diethelm, de l’association OxySuisse

Pour Pascal Diethelm, de l’association OxySuisse, le géant du tabac récolte ainsi des données sensibles. "Avec l’IQOS, Philip Morris voit si un client diminue sa consommation. Ma crainte, c’est de la publicité toujours plus ciblée et personnalisée. Il est encore plus difficile de stopper sa consommation avec l’IQOS."

Une crainte qui est balayée par Philip Morris: "Des activistes souhaitent présenter nos activités sous un angle trompeur, mais cela est tout simplement et fondamentalement inexact. IQOS ne fait l'objet d'une publicité qu’envers les adultes qui fument. Les données permettent de répondre aux besoins des consommateurs et d’identifier, par exemple, les dysfonctionnements potentiels."

Des capteurs dans les magasins

L’entreprise récolte également des informations grâce à des capteurs installés sur le territoire. Selon les documents de politique de confidentialité de l’IQOS suisse, des capteurs sont placés dans les points de ventes et les événements sponsorisés par Philip Morris. Dans ce document figure la mention suivante: "Vos données sont collectées par le biais de capteurs se connectant à la technologie mobile installée dans les points de vente (…) et des événements."

Selon Paul-Olivier Dehaye, "ces mouchards sont probablement des captures Bluetooth. Ces petits appareils sont souvent placés dans des lampes ou des endroits discrets. Ils récoltent des données tout discrètement, les gens ne se rendent compte de rien".

Demande d’information

Avec l’aide de Laetitia, une consommatrice d’IQOS, Mise au Point a fait une demande d’information à Philip Morris. Chaque consommateur a le droit d’obtenir l’ensemble des données accumulées sur lui par une entreprise comme Philip Morris. Le nom, le téléphone, l’adresse électronique ou les habitudes d’achats apparaissent dans le fichier de Laetitia. Philip Morris a enregistré ces données sur Laetitia, mais c’est légal. Il y a également une catégorie médias sociaux (qui est vide dans ce cas précis) et les identifiants liant les activités de Laetitia avec d’autres bases de données numériques extérieures. Selon le document de politique de confidentialité de IQOS, la multinationale achète également à des entreprises tierces des informations sur les réseaux sociaux. Ces informations concernent par exemple les préférences et les centres d’intérêt sur Facebook ou Twitter.

Que fait Philip Morris avec toutes ces données? Est-ce qu'elle construit des fichiers sur ces clients? L'entreprise répond que "cette question est basée sur une présomption inexacte: Philip Morris ne construit pas une telle base de données avec tous les points de données mentionnés. (…) Ces données sont complètement séparées, stockées dans des bases complètement différentes dans notre entreprise. Ils ont des buts complètement différents et séparés. Notre politique de gestion de données a été étudiée en Suisse par le préposé fédéral à la protection des données et à la transparence. Il a étudié la politique de Philip Morris. Il a conclu que les structures et les programmes mis en place sont adéquats."

>> Les explications de François Ruchti dans Mise au Point :

Les coulisses de l’enquête IQOS avec François Ruchti
Les coulisses de l’enquête IQOS avec François Ruchti / Mise au point / 3 min. / le 7 novembre 2021

François Ruchti/boi

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