Pénurie de chauffeurs et chauffeuses routiers, manque de personnel dans les restaurants, difficultés de recrutement dans les soins: en Suisse, la pénurie de main d'œuvre a fait bondir le nombre d'offres d'emploi cette année. Entre janvier et octobre, les offres ont par exemple augmenté de 34% sur jobup.
Cette pénurie ne touche pas seulement la Suisse. La France, les Pays-Bas, l'Allemagne ou encore le Royaume-Uni font aussi face au manque de travailleurs. En Italie, la pénurie de main d'oeuvre frappe presque tous les secteurs. Il manquerait ainsi environ 100'000 ouvriers pour répondre aux besoins du grand plan d'infrastructures prévu par le gouvernement.
Reconversions lors de la pandémie
Pour Cédric Tille, économiste à l'Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) à Genève, cette pénurie de main d'œuvre est en partie due à des reconversions professionnelles qui ont eu lieu lors de la pandémie.
"Avec la pandémie, les gens ont changé de carrière temporairement, et finalement, ils se sont aperçus qu'ils étaient mieux dans leur nouvel emploi et ils n'ont plus envie de changer", explique Cédric Tille dans La Matinale.
On assiste à une sorte de gros recalibrage, qui est pour le mieux, car les gens vont aller là où ils sont davantage satisfaits
Pour lui, cette évolution est positive: "Cela concerne surtout les emplois peu qualifiés, où les gens qui ont été obligés de changer d'emploi se sont rendus compte que ce changement leur était favorable. On assiste donc à une sorte de gros recalibrage, qui est pour le mieux, car les gens vont aller là où ils sont davantage satisfaits, ce qui est positif".
L'économiste explique également que la pandémie a permis aux travailleurs de se poser des questions de fond sur leur emploi, réflexions qu'ils ou elles n'ont pas le temps de faire habituellement.
"Il faut qu'il y ait un moment d'arrêt pour que ce choix puisse se faire, car un tel changement a un coût fixe. Mais une fois que vous l'avez fait, finalement, il n'y a pas de raison de retourner à la situation antérieure".
Meilleures conditions de vie des pays de l'Est
Un autre facteur explicatif de cette pénurie est le manque de main d'œuvre étrangère. Concernant la Suisse, Cédric Tille explique que les travailleurs étrangers sont réticents à venir en Suisse tant que la situation sanitaire n'est pas stable, car il craignent un reconfinement qui les mènerait au chômage partiel. Mais l'économiste insiste aussi sur l'augmentation de la qualité de vie dans les pays de l'Est, qui donne moins de raisons d'émigrer pour travailler.
"On a pu observer, notamment dans le cadre du Brexit, que beaucoup de travailleurs des pays de l'Est qui sont rentrés au pays se sont aperçus que les conditions de vie étaient bien meilleures que lorsqu'ils avaient quitté leur pays. Et à choisir, ils préfèrent maintenant y rester."
"C'est une très bonne nouvelle, je trouve, que le niveau de vie des pays de l'Est ait augmenté. Certes, le réservoir de main d'œuvre s'amoindrit, mais c'est positif. Maintenant, il y a toujours l'Afrique, qui représente un énorme réservoir de main d'œuvre".
Stimuler l'innovation?
En Suisse, si la pénurie de main d'œuvre pourrait constituer sur le long terme une menace pour la croissance économique, Cédric Tille se veut rassurant: "Le commerce de détail et l'industrie se portent bien. Dans son ensemble, l'économie suisse ne va pas si mal. Il y a des secteurs qui souffrent, comme l'hôtellerie-restauration, mais ce sont des secteurs qui ne sont pas si grands".
"On a donc un problème assez classique, avec une demande qui repart et une offre qui a un peu changé, puisqu'il y a eu ce recalibrage. C'est ce qui donne la pénurie de main d'œuvre actuelle. Mais c'est plutôt bon signe. Il vaut mieux avoir ce problème-là qu'un problème de chômage généralisé."
L'économiste rappelle qu'il ne faut pas viser la croissance en termes absolus, mais la croissance par habitant: "Si vous augmentez votre PIB simplement en rajoutant des gens, vous allez avoir des problèmes de congestion, surtout en Suisse, qui est un pays très densément peuplé".
"La meilleure croissance, c'est la croissance par la productivité, c'est elle qui amène du bien-être. Et peut-être que ce manque de main d'œuvre 'facile' va mener à plus d'efforts de rationalisation, de création de productivité, et au final, c'est ça qui crée du bien-être économique".
Interview radio: Benjamin Luis
Version web: Antoine Schaub