"C'est beaucoup d'émotions pour moi. Notre collaboration dure depuis 32 ans. C'est comme un divorce, une grande page qui se tourne", soupire Christian Wahl, à la tête de l'entreprise familiale genevoise BJ Coffee.
En 2019, cette société plus que centenaire a réalisé environ 90% de son chiffre d'affaires grâce à Nespresso. Même si son patron a commencé à se diversifier en sentant le vent tourner, il doit désormais compenser le 80% de son volume de vente perdu avec des machines à grains et du thé, notamment. Mais après avoir été touché par la pandémie et les RHT, ce nouveau coup dur l'oblige à se séparer de près de la moitié de sa main d'oeuvre. De 47 employés en 2019, il n'en reste aujourd'hui qu'une vingtaine.
Un marché important
BJ Coffee livrait quelque 280 tonnes de cafés en capsules chaque année dans plus de 1400 entreprises. Genève est un marché important pour Nespresso, avec une forte densité de population et de cultures différentes. Pas étonnant, donc, que la marque de George Clooney ait choisit le canton du bout du lac pour étoffer sa stratégie de vente en direct.
Les quatre autres distributeurs suisses ne sont pour l'heure pas concernés, mais ils observent ce qui se passe à Genève, parfois avec anxiété.
Nespresso n'a pas accepté notre demande d'interview. Par écrit, elle explique que cette décision fait suite à "une adaptation de la stratégie de vente en fonction des besoins des clients [...] Grâce à une approche "Customer Relationship management" (CRM) solide, nous entendons consolider notre position sur le marché genevois. De nouvelles stratégies axées sur l’acquisition de nouveaux segments de marchés nous permettront de développer nos ventes et de générer des nouveaux emplois".
Les données qui valent de l'or
Des histoires comme celle de Nespresso s'écrivent de plus en plus. Les réseaux sociaux, la digitalisation, puis la pandémie, qui a accéléré la vente en ligne, incitent plusieurs marques à se passer d'intermédiaires entre eux et leurs consommateurs. Dans le jargon marketing, on appelle cela le B2C, soit le "business to consumer".
Pour le professeur Markus Christen, qui dirige le département Marketing à l'Université de Lausanne, "la principale motivation des marques à changer leur stratégie de distribution est le contrôle des relations avec le client. Celui qui a ce contrôle a aussi la possibilité de collecter des données sur les consommateurs. Or, ces données ont une grande valeur et sont une source de pouvoir".
Garder le pouvoir, c'est-à-dire exécuter sa stratégie marketing, choisir le prix de vente et ne plus céder cette souveraineté à un distributeur. Voilà ce qui motive les enseignes qui sautent le pas.
Pour les start-up et marques de luxe
Ces dernières années, le nombre de marques qui ont adopté cette stratégie de contact direct s'est multiplié. Le plus souvent, ce sont de jeunes start-up créées directement sur ce modèle. La marque Dell, par exemple, avait montré l'exemple d'un tel succès il y a 30 ans.
Pour être économiquement réalisable, la distribution directe nécessite une marge importante. Il est donc plus facile pour une marque de luxe d'ouvrir sa propre boutique.
Dans l'horlogerie, par exemple, de nombreuses marques ont diminué drastiquement le nombre de distributeurs. Parmi elles, Audemars Piguet, Tag Heuer, Hublot ou encore Zenith, pour n'en citer que quelques-unes.
Zenith, qui avait encore 800 points de vente récemment, s'est fixé pour objectif de réduire ce nombre de moitié, pour les remplacer par de la vente en direct, via des boutique en nom propre, notamment. "C'est terrible de se dire que l'on vend des produits et qu'on ne connaît pas nos clients finaux. Si l'on veut devenir meilleur en tant que marque, nous devons absolument améliorer la connaissance du client", affirme Julien Tornare, le directeur général de la marque.
Jusqu'à 50% de marge
Mais la récolte des données des consommateurs n'est pas le seul argument. Si le distributeur a l'avantage de pénétrer un marché et de créer du volume, il comporte un problème de taille: il prend une marge. "Les détaillants font en moyenne dans le monde entre 30 et 50% de marge, selon les pays. Quand vous avez une boutique en propre, la marge est consolidée pour la marque", argumente le patron de Zenith.
Reste que cette stratégie de distribution directe comporte un risque, celui de supporter tous les coûts de distribution soi-même. Or, selon Markus Christen, de l'UNIL, "il semble qu'il y a beaucoup d'argent à gagner avec cette stratégie de vente directe, mais encore faut-il que le producteur ait les mêmes compétences qu'un distributeur".
Feriel Mestiri