Afin de tester le fonctionnement et la fiabilité des plateformes de notation ainsi que la force des réseaux sociaux, l'émission À Bon Entendeur (ABE) de la RTS a créé de toutes pièces un nouveau restaurant lausannois branché. Avec une spécificité notable: ce nouveau restaurant n'existe pas. Seule son image existe sur internet, sur les réseaux sociaux et les plateformes de référencement Google et TripAdvisor.
Le résultat est spectaculaire: en 20 jours, le faux restaurant appelé "Le Sixième" est entré dans le classement des 10 meilleurs établissements lausannois sur TripAdvisor. L’équipe a reçu plus de 400 téléphones de personnes qui souhaitaient réserver une table. Elles se sont vu répondre que l’établissement était "complet".
"C’est assez sidérant de voir ce genre de réactions de la part des clients ainsi que le comportement de ces plateformes", réagit Caroline Juillerat, co-présidente de GastroNeuchâtel. "On fait un métier de passion et on aime avoir des clients bien réels."
Le téléphone du Sixième a sonné plus de 400 fois
Faux avis non détectés
Pour atteindre ce résultat, la rédaction a fait appel à une série de complices. Ceux-ci ont publié plus d’une cinquantaine d’avis fictifs très positifs sur TripAdvisor, ce qui a permis au "Sixième" de progresser rapidement dans le classement du site. Elle a également acheté de faux avis générés par des entreprises spécialisées, dans le but de mettre à l’épreuve les systèmes de détection de TripAdvisor.
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La société américaine se déclare "première plateforme de voyage au monde". Chaque mois, près de 250 millions de personnes consultent ou réservent un restaurant, un hôtel ou une activité de loisir via cette plateforme. Son chiffre d’affaires dépassait les 1,5 milliard de dollars en 2019.
TripAdvisor affirme lutter en permanence contre les faux avis et avoir "pris des mesures pour supprimer plus de 240 sociétés d'évaluation payantes qui ont tenté de publier du contenu". Mais dans le cadre de cette expérience, elle n’a pas détecté les faux avis.
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Le pouvoir des influenceurs
Du contenu a par ailleurs été généré sur Facebook et Instagram pour augmenter la notoriété de l'établissement et convertir l'intérêt des futurs clients en réservations. Une véritable stratégie de marketing digital a été mise en place, menée par des professionnels de la branche, Natacha Gadjowski d’Imedia et l’équipe de l’agence Creatives.
Que ce soit dans la restauration ou pour d’autres établissements, il est compliqué de vouloir faire sans les réseaux sociaux
Des influenceuses et influenceurs romands ont également participé à l’expérience pour développer rapidement la popularité du faux restaurant sur les réseaux sociaux, en particulier sur Instagram. Parmi eux Whitney Toyloy, ex-miss Suisse suivie par près 16'000 personnes sur Instagram, le comédien romand Yann Marguet, mais aussi des influenceuses culinaires et des journalistes. Au total, ceux-ci cumulent près de 100’000 abonnés sur les réseaux. Lors d’une fausse soirée VIP, ils ont généré des contenus positifs à l’égard du Sixième.
"Que ce soit dans la restauration ou pour d’autres établissements, il est compliqué de vouloir faire sans les réseaux sociaux. Ensuite le bouche à oreille et une bonne réputation seront tout aussi bénéfiques pour un établissement mais pour se faire connaître, c’est important", explique Whitney Toyloy.
Quelques fausses réservations acceptées
Les statistiques Facebook et Instagram des comptes du "Sixième" révèlent l’impact des publications des influenceurs présents lors de cette fausse soirée VIP. La communauté du faux restaurant s’est rapidement étoffée et le site internet a connu des pics d’amplitude variable au fil des publications.
Au terme de l’expérience, le faux restaurant a accepté une quarantaine de réservations effectuées via la plateforme The Fork, elle-même propriété de TripAdvisor. Cela a permis de mettre en évidence le fonctionnement de cet intermédiaire qui propose une offre spéciale de lancement afin de mettre les établissements en avant sur son site pendant un mois. The Fork prélève ainsi 6 francs par couvert pour toute réservation effectuée le midi, et 8 francs le soir.
L’équipe d'ABE a par la suite appelé toutes les personnes ayant réservé une table par ce biais pour leur expliquer que le restaurant n’existait pas. "Une expérience comme celle-ci, ça sensibilise", commente l'un des clients. "Cela nous rend attentif au fait qu’il ne faut pas croire tout ce qu’on lit sur internet (...) et que, comme consommateur, on ne sait pas comment le système fonctionne à l’interne".
La puissance des plateformes de référencement
Il y a une sorte de pensée magique autour de ces avis. On se dit qu’il y a peut-être des faux commentaires, mais qu’au final ces avis doivent être vrais
Interrogé sur le sujet, Nicolas Capt, avocat spécialisé en droit des médias, estime que les avis publiés sur les différents supports de TripAdvisor sont très suivis par les consommateurs, qui manquent parfois de sens critique.
"Les contenus dont les gens estiment qu'ils émanent de personnes comme elles ont un indice de confiance beaucoup plus important que la publicité. D’où le fait que les avis des consommateurs font figure de graal", commente le spécialiste. "Il y a une sorte de pensée magique. On se dit qu'il y a peut-être des faux commentaires, mais qu'au final l'image globale doit être la réalité".
Ces plateformes ont réussi temporairement à se rendre indispensables
Cette forte valorisation de l’avis ou du commentaire confère une puissance importante aux plateformes de référencement, telles que Google, Booking ou TripAdvisor, complète Paul-Olivier Dehaye. Le mathématicien, très attaché à la protection des données personnelles, suit de près la présence et l’implantation de ces plateformes dans le paysage numérique.
"Elles ont réussi à se rendre indispensables. Ou plutôt elles ont réussi temporairement à se rendre indispensables", avertit-il. "De plus en plus de gens cherchent à construire des alternatives, peut-être avec des solutions plus locales, pour essayer d'inverser un peu cette dynamique de pouvoir."
Manque de transparence
Ces plateformes communiquent très peu sur le fonctionnement de leurs algorithmes, sur les critères qu'elles utilisent pour établir leurs classements, les systèmes de surveillance qu'elles mettent en place pour lutter contre les faux commentaires ou la frontière parfois ténue entre contenus ajoutés et contenus sponsorisés, par exemple via les abonnements premium payés par les établissements ou la publicité.
"L'opacité les arrange certainement, car il devient très difficile pour les restaurants d'estimer la valeur des services payants", analyse Paul-Olivier Dehaye. "Ils se sentent obligés de participer à ce système."
Le but ultime, c’est de faire entrer l’argent dans les coffres
Au cours de cette expérience, l’équipe du faux restaurant a été sollicitée à plusieurs reprises par le service commercial de TripAdvisor pour souscrire aux services payants de la plateforme dans le but d’améliorer l'attractivité et la notoriété de sa page.
L’abonnement Premium, qui offre des fonctionnalités plus poussées dans la mise en avant et la gestion de sa page, coûte une cinquantaine de francs par mois. Une campagne de publicité sur TripAdvisor, qui permet à un restaurant de se retrouver en haut de la liste de recherche des restaurants - pas en haut du classement - peut coûter quant à elle plusieurs centaines de francs par jour.
Paul-Olivier Dehaye est catégorique sur un point: "Le but ultime, c'est de faire rentrer de l'argent dans les coffres. Et pour ça, il faut pouvoir monétiser tout le trafic de la plateforme via des réservations de restaurants, des services premium, de la publicité", détaille-t-il. "Le but est d'optimiser ce revenu. L'optimisation du trafic, de la qualité des informations fournies, c'est secondaire."
François Egger, avec LB
La réaction de TripAdvisor
Sollicité à plusieurs reprises, TripAdvisor a pris position sur l’expérience menée par la RTS. "Généralement, les seules personnes qui créent de fausses listes de restaurants sont des journalistes qui tentent de tester la plateforme Tripadvisor. Bien que ce type de tentative pour nous piéger attire l'attention, il ne reflète pas une véritable fraude. Dans le monde réel, rien n'incite quiconque à se donner autant de mal pour créer une fausse entreprise. Cela ne sert à rien d'autre qu'à faire de la publicité."
L’enquête soulève aussi la question de la relation de cause à effet entre achat d’un abonnement Premium et progression d’un établissement dans le classement de TripAdvisor. Sur ce point, l’entreprise américaine est catégorique. "Cette entreprise n'a en aucun cas progressé dans le classement grâce à l'achat d'un abonnement Premium à Tripadvisor."