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Dominique Méda: "Il faut sortir des gains de productivité pour aller vers des gains de qualité"

La sociologue, philosophe et haute fonctionnaire française Dominique Méda. [AFP - Stéphane de Sakutin]
La sociologue Dominique Méda s’interroge sur la qualité au travail / Tout un monde / 9 min. / le 16 mai 2022
La sociologue du travail française Dominique Méda a longuement étudié le monde du travail et ses mutations. Dans l'émission Tout un monde, elle interroge lundi la pertinence d'une recherche constante des gains de productivité dans un contexte de défi climatique, en évoquant les enjeux de la digitalisation et du regain de sens au travail.

Avant tout, il est important de distinguer "le travail" de "l'emploi", précise d'emblée la directrice du laboratoire de sciences sociales de l'Université Paris-Dauphine, également inspectrice générale des affaires sociales en France.

"Ce n'est pas du tout la même chose! Le travail, c'est un périmètre extrêmement étendu", explique-t-elle, en se référant notamment aux conclusions des experts de l'Organisation internationale du travail (OIT). "L'emploi, c'est un champ très réduit du travail, dans lequel les relations sont formalisées, où on entre dans un rapport de production et de rétribution."

Ainsi, quand on évoque les enjeux liés au travail, il ne faut pas le réduire à l'emploi. En particulier lorsqu'il est question du chômage. Car si, selon les cycles économiques et les politiques publiques des différents pays, les emplois peuvent parfois cruellement faire défaut, "ce n'est pas le travail qui manque", rappelle-t-elle.

Gains de qualité

Dans sa conception moderne, le travail est généralement associé à la productivité. Dans son livre "Les Trente Glorieuses" publié en 1979, l'économiste français Jean Fourastier estime que cette productivité est au coeur du progrès, et qu'elle résulte de la victoire de la science expérimentale et de la domination de l'humain sur la nature.

Pour Dominique Méda, cette évolution est ambivalente. "D'un côté, les gains de productivité nous ont permis des progrès incroyables. Mais de l'autre, on s'est rendu compte qu'ils s'accompagnent d'énormes dégradations sur notre patrimoine naturel, et qu'ils sont en train de rendre notre planète inhabitable."

Citant l'économiste critique Jean Gadrey, la chercheuse estime donc qu'il faut aujourd'hui rompre avec les gains de productivité au profit de gains de qualité et de durabilité. "Évidemment, c'est plus difficile à mesurer, mais je crois qu'il y a là une idée importante à développer", dit-elle.

Une digitalisation à double-tranchant

Ambivalente, l'accélération de la digitalisation l'est également. Et avec elle, le phénomène du télétravail. "Ça peut être la meilleure comme la pire des choses. D'un côté, elle peut améliorer le travail humain, le rendre plus supportable. Mais elle peut aussi le déshumaniser radicalement. On le voit par exemple avec le développement du management par algorithme, ou du contrôle et de la surveillance."

"Je ne suis pas sûre que l'avenir du travail se trouve du côté de la digitalisation", indique la spécialiste, qui craint un "scénario noir" dans lequel le télétravail se développerait au point que les entreprises se passeraient de bureaux. "Cela relâcherait le lien salarial. On pourrait alors avoir recours à des travailleurs dans le monde entier. Ce serait une deuxième étape de délocalisation, une délocalisation des services, ce qui serait très grave", décrit-elle.

Je ne suis pas sûre que l'avenir du travail se trouve du côté de la digitalisation

Dominique Méda, sociologue, philosophe et haute-fonctionnaire française

En revanche, Dominique Méda imagine également un meilleur scénario: "Si on prend au sérieux la question écologique et que l'on transforme radicalement le travail", alors la digitalisation pourrait permettre d'aller vers ces fameux gains de qualité et de durabilité. Dans cette optique, la chercheuse estime qu'il faudra "rompre avec la division internationale du travail" - le fait que les pays se spécialisent dans certains domaines et échangent ensuite entre eux par le commerce international - ou encore instaurer davantage de démocratie d'entreprise. "Je pense que ça redonnerait du sens au travail et de l'utilité sociale", dit-elle.

Mépris des scientifiques

Mais pour cela, il faudrait une réelle "reconversion écologique", qui impliquerait une énorme reconstruction de notre économie, avec des investissements massifs et des changements fondamentaux dans l'économie et les comportements.

Je me demande si les responsables politiques français ne méprisent pas les universitaires

Dominique Méda, sociologue, philosophe et haute-fonctionnaire française

Dans ce contexte, la haute-fonctionnaire française diplômée de l'ENA s'interroge désormais sur le manque de prise de conscience et de relais politique de ces transformations, pourtant appelées de plus en plus urgemment par la communauté scientifique.

"Comment se fait-il que les responsables politiques n'accordent pas plus d'attention aux alertes de plus en plus virulentes des scientifiques?", interroge-t-elle. "Je me demande si les responsables politiques ou administratifs français ne méprisent pas un peu les universitaires. S'ils ne considèrent pas que, au fond, leurs travaux ne sont pas complètement sérieux."

Un monde meilleur

Par ailleurs, les changements qu'impliqueraient une prise de conscience ne sont pas faciles. "C'est très compliqué de bifurquer", admet-elle. Il faut rompre avec tous nos cadres de pensée, nos habitudes et une partie de notre confort. "On sait bien qu'il faudra de la sobriété. Mais personne n'a envie de ça. Combien de personnes sont prêtes à négocier leur niveau de vie? Très peu. Donc c'est un chantier absolument énorme!"

Et face à ce constat, un objectif: "Ce qu'il faudrait pouvoir montrer, c'est que la société d'après sera meilleure!"

Propos recueillis par Patrick Chaboudez

Texte web: Pierrik Jordan

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La quête du sens au travail, un défi d'avenir majeur

Dans une société qui se complexifie et qui demande des métiers toujours plus spécialisés, le travail peut parfois devenir moins intéressant, car plus parcellisé. Mais pour Dominique Méda, la perte de sens qui se fait de plus en plus sentir dans le monde du travail provient aussi du système de production lui-même.

"Sous l'effet de la pression à la rentabilité du capitalisme, il faut en permanence inventer de nouveaux produits et services pour faire du profit", note-t-elle. "Et un certain nombre de ces nouvelles tâches n'ont que peu d'intérêt."

Par ailleurs, "si on prend au sérieux la question écologique, on découvre aujourd'hui non seulement que certains métiers n'ont pas de sens, mais contribuent à dégrader complètement nos conditions de vie", en dégradant la biodiversité ou en favorisant le changement climatique. C'est pourquoi la chercheuse appelle à une bifurcation radicale.