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Deux têtes pour le prix d'une, ou comment faire carrière à mi-temps

Les employés demandent plus de temps pour leur vie privée. Des entreprises proposent le partage des postes à responsabilité.
Les employés demandent plus de temps pour leur vie privée. Des entreprises proposent le partage des postes à responsabilité. / 12h45 / 2 min. / le 22 décembre 2022
De plus en plus d'entreprises ouvrent leurs places vacantes à des binômes. Cette tendance gagne aussi les postes à responsabilité. Il s'adapte aux volontés croissantes de flexibilité du travail et d'équilibre avec la vie privée. Si le modèle comporte des avantages, il requiert une bonne entente et coûte parfois plus cher.

Patricia Colelough et Evelyne Chatelan forment un duo de cheffes. Elles occupent ensemble le poste de direction des Ressources humaines à l'assurance vaudoise Retraites populaires. Au travail, elles partagent tout, ou presque: leur agenda, leur boîte mail et, surtout, la même vision du poste.

"Je n'aurais jamais accepté le poste de responsable seule à 100%. Pour moi, l'équilibre entre la vie privée et professionnelle était important. Et je n'aurais pas eu envie de vivre la solitude du manager", raconte Evelyne Chatelan.

Côté pratique, les deux cheffes se partagent la semaine, avec chacune un jour de congé. Elles décalent leurs vacances de manière à assurer une présence et une continuité.

De son côté, l'entreprise bénéficie du double de compétences pour une seule fonction: "On a la chance d'être assez complémentaires dans notre manière de fonctionner. L'une est plus créative, l'autre plus analytique. On partage finalement nos compétences pour mettre ensemble nos forces. C'est un atout", souligne Patricia Colelough.

Il faut savoir aussi mettre un peu d'huile dans les rouagesPatricia Colelough

Le partage de poste ne va toutefois pas de soi. Certains éléments doivent être assurés, soulèvent les deux complices: "Il faut une grande confiance et bien connaître les modes de fonctionnement de l'autre. Il faut savoir aussi mettre un peu d'huile dans les rouages. La vision commune est également très importante, celle de la réussite collective et de la reconnaissance collective. La réussite n'est jamais individuelle", note Patricia Colelough.

Abondant dans son sens, Evelyne Chatelan ajoute: "Nous travaillons ensemble depuis 17 ans. Je pense que ces postes sont réservés à des personnes plutôt extraverties, parce qu'il faut bien se connaître et avoir envie de partager."

Même si elles avouent ne pas être systématiquement d'accord, elles arrivent toujours à trouver une solution commune, sans jamais se battre. "On fonctionne comme un vieux couple", sourit Evelyne Chatelan.

Le temps partiel est un moyen d'attirer plus de femmes à des postes de cadreSabine Baumgartner, porte-parole des CFF

Depuis le mois de septembre, les CFF mettent au concours la plupart de leurs postes à temps partiel, dès 60%. "Cela nous rend plus attractifs comme employeur, et cela nous aide aussi à faire face à la pénurie de personnel qualifié", explique la porte-parole des CFF, Sabine Baumgartner.

Ce nouveau régime s'applique aussi aux cadres. "Nous sommes sûrs qu'avec cette politique, cela augmentera aussi le job-sharing des positions de cadres", estime-t-elle. Avec 56% des collaboratrices CFF employées à temps partiel (contre seulement 15% des collaborateurs), le but, dit-elle, est aussi "d'attirer plus de femmes à des postes de cadre", même si le temps partiel est proposé autant aux femmes qu'aux hommes.

Pour l'ex-régie, la liste des bénéfices à tirer d'un partage de poste est longue: "Pour un seul poste, nous avons deux profils de compétences, deux perspectives, deux points de vue différents, deux réseaux, un double savoir-faire", énumère Sabine Baumgartner.

Revers de la médaille: les postes de cadres, auparavant occupés à 100% par une seule personne, sont désormais proposés en job-sharing à 60% chacun. "Mais au vue des avantages, cela en vaut la peine", justifie-t-elle.

Ce qu'on appelle le job-sharing intergénérationnel permet un transfert de savoir au sein de l'entreprise. Cela revient à du mentoring, qui va dans les deux sensIrenka Krone, directrice de l'association Part-Time Optimisation

La coach Irenka Krone travaille depuis 10 ans dans la promotion du partage d'emploi. Elle confirme la position des CFF: la première motivation d'une entreprise pour le job-sharing est d'attirer du personnel qualifié et de retenir les talents dans les entreprises.

"Aujourd'hui, les femmes sont souvent confinées à des postes peu intéressants, en lien avec le temps partiel. La possibilité d'avoir un poste intéressant à temps partiel leur permet de faire carrière", souligne la directrice de l'association Part-Time Optimisation. Et cette opportunité pour les femmes attire aussi les hommes. La tendance qu'observe Irenka Krone va de plus en plus vers des binômes homme-femme.

A la complémentarité des genres s'ajoute celle des générations. Selon la spécialiste, le binôme particulièrement intéressant pour un employeur est celui de deux personnes avec 10 ans d'écart: "C'est ce qu'on appelle le job-sharing intergénérationnel. Cela permet un transfert de savoir au sein de l'entreprise. Cela revient à du mentoring, qui va dans les deux sens. Car le plus jeune apporte aussi des nouvelles connaissances".

Un modèle de niche

A en croire les spécialistes interrogés, le modèle est séduisant. Pourtant, il reste encore une niche. "Le job-sharing évolue et prend de l'ampleur. Nous sommes aujourd'hui à 4% de la population active, ce qui représente 10% de la population des personnes à temps partiel", précise Irenka Krone.

Les entreprises qui ont sauté le pas se situent souvent dans le secteur public et dans les grandes entreprises privées. "Les PME hésitent encore, souvent pour des raisons de coûts", analyse-t-elle. Les secteurs économiques propices aux partages de postes sont les services, notamment l'enseignement, le médical ou la recherche. "Une ouverture commence à se faire dans le secteur industriel", note encore Irenka Krone.

La coach avertit toutefois que le partage d'un poste à responsabilités, ou top-sharing, n'est pas fait pour tout le monde: "Pour les mâles ou les femelles alpha, il sera plus difficile d'avancer dans ce partage. Il faut être capable de se dire que si vous disparaissez du bureau, votre deuxième cerveau vous remplace, sans que vous deviez faire quoi que ce soit." En d'autres termes, il faut être capable de mettre son ego en sourdine et, surtout, de trouver un binôme avec lequel la magie opère.

Juliette Jeannet, Feriel Mestiri

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