Neyla, 9 ans, avance à côté de son frère Redwan, 11 ans, vers la caisse d'une librairie à Lausanne. Tous les deux s'apprêtent à dépenser l'argent de poche qu'ils ont reçu.
"17,50 francs", demande la caissière à l'aîné. La cadette, elle, devra débourser 17,80. Les deux enfants sortent alors une carte de leur porte-monnaie et effectuent leur paiement sans contact. "C'est plus facile, pour porter et pour payer", sourit la jeune fille, qui ne cache pas sa fierté de "faire comme les grands".
"Quand il n'y a plus, il n'y a plus"
Ces cartes de débit permettent aux enfants de payer partout, même en ligne, et de retirer de l'argent dans tous les bancomats. "J'ai ouvert ce compte pour eux en début d'année, raconte leur mère Nadia lundi dans le 19h30 de la RTS. Je trouvais plus pratique qu'ils aient leur carte. Car chaque fois qu'ils voulaient s'acheter quelque chose, ils n'avaient pas leurs sous avec eux. Maintenant, ils peuvent utiliser l'argent quand ils le souhaitent. Comme nous, finalement."
Redwan touche 25 francs par mois, tandis que sa soeur en reçoit 20. Sur leur carte, le montant disponible n'est donc pas excessif, estime leur mère: "Même s'ils dépensent tout, cela reste raisonnable. Et quand il n'y a plus, il n'y a plus. Cela leur apprend aussi à gérer leur argent", explique Nadia. La maman reconnaît que la gestion du budget est plus abstraite qu'avec des pièces: "Il faut bien qu'ils apprennent, parce qu'ils nous voient toujours payer avec la carte. Ils seront ainsi mieux préparés par la suite."
Sur demande des parents
Le paiement dématérialisé gagne du terrain en Suisse et se faufile dans les porte-monnaie des enfants de plus en plus jeunes. En Suisse alémanique, la Banque cantonale de Saint-Gall (SGKB) a fixé la limite à 6 ans. En Suisse romande, la plupart des banques proposent des cartes de débit dès l'âge de 12 ans, le plus souvent avec le consentement du représentant légal.
Les plus jeunes peuvent obtenir le sésame auprès de deux banques, la Banque cantonale vaudoise (BCV) et Credit Suisse, qui offrent cette possibilité aux enfants dès 7 ans.
"Nous proposons cette prestation pour répondre à un besoin de notre clientèle", affirme un porte-parole de la BCV. Ce dernier précise qu'environ 40% des souscriptions concernent des enfants âgés de 7 à 10 ans.
Même constat chez Credit Suisse. Parmi la clientèle des 7 à 10 ans, environ 30% ont reçu une Debit Master Card, sur demande des parents. "Les habitudes évoluent. Nous voulions permettre aux parents qui le souhaitent d'accompagner leurs enfants dans l'apprentissage de ce genre de carte, afin qu'ils voient les avantages, mais aussi les responsabilités d'une carte de débit", indique Marcel Schmutz, le responsable clientèle privée pour la Suisse romande.
La RTS a contacté la plupart des banques cantonales de Suisse romande. La quasi-totalité atteste d'une augmentation constante des ouvertures de comptes pour les jeunes clients. Et beaucoup se disent toujours plus sollicitées pour des cartes de débit junior en dessous de 12 ans. La Banque cantonale bernoise (Bekb) précise être en train d'examiner la possibilité de remettre cette carte en dessous de 12 ans.
Ces offres pour enfants et jeunes sont généralement gratuites. Dans certains établissements, les parents doivent disposer d'un compte auprès de la banque.
"Plus sûr que l'argent liquide"
Dans la rue et sur les réseaux sociaux, les réactions sont pourtant très critiques au sujet d'enfants de 7 ans avec ce type de carte: "N'importe quoi!"; "Beaucoup trop jeune"; "C'est une folie"; "L'argent de poche, c'est dans la tirelire. Ils ont beaucoup de plaisir à mettre l'argent dedans."
Chez Credit Suisse, Marcel Schmutz reconnaît que ces cartes ne sont pas encore entrées dans les habitudes: "Pourtant, c'est beaucoup plus sûr que l'argent liquide. Avec une carte de débit, le parent peut établir une limite de retrait journalière ou mensuelle et ainsi avoir un meilleur contrôle de l'utilisation de l'argent de poche de l'enfant."
La plupart des banques proposent en effet aux parents de fixer les limites de retrait personnalisées ainsi qu'un droit de regard sur les transactions. Mais pour Celia Brocard, responsable des compétences financières chez Pro Juventute, il est important de laisser les enfants vivre leurs propres expériences, voire qu'ils fassent leurs premières erreurs, sans que le parent contrôle chacune des dépenses.
Ne pas brûler les étapes
Pro Juventute collabore avec plusieurs banques en Suisse pour offrir des conseils pédagogiques de gestion de l'argent. La Fondation recommande aux parents de familiariser les enfants à l'argent de poche dès l'âge de 6 ans. Mais sous quelle forme? "Dans un premier temps, il est plus facile de gérer l'argent liquide. Quand un enfant paie avec une pièce de 5 francs, il reçoit de la monnaie en retour. Quand il n'y a plus de pièces, il n'y a plus d'argent. C'est tangible, contrairement à la carte. Quand il n'y a plus d'argent, la carte est toujours là", relève Celia Brocard.
La spécialiste chez Pro Juventute conseille de ne pas brûler les étapes et de s'assurer que l'enfant maîtrise bien les additions et soustractions avant d'apprendre à utiliser l'argent numérique. Mais cette nouvelle étape est également cruciale pour l'évolution des enfants: "Dans notre société, on utilise beaucoup d'argent numérique. Les parents ont un rôle d'accompagnant à jouer, pour qu'à l'âge adulte, ils sachent utiliser les différents moyens de paiement."
Quant à l'âge recommandé pour franchir le cap, il dépend de la maturité de chacun. Célia Brocard recommande par ailleurs de laisser l'enfant faire ses propres erreurs, sans contrôler chacune de ses dépenses.
Pas de crédit possible, donc pas de risque
Une confiance, qui peut se faire dans un cadre sécurisé. "Dans le pire des cas, le risque principal est que l'enfant dépense tout d'un coup. Mais ce risque est le même avec l'argent donné en cash", précise-t-elle.
Aucun des organismes spécialisés dans l'endettement des jeunes n'a d'ailleurs émis de critiques quant à l'utilisation de monnaie sans numéraire chez les enfants. Mario Togni, porte-parole de Caritas Genève, considère que "le risque est mineur, dans la mesure où il n'y a pas de crédit possible".
Une notification après chaque achat
Le contrôle des dépenses est l'un des arguments qui a convaincu David. Pour son fils Kevin, 12 ans, il a choisi non seulement le paiement dématérialisé, mais aussi une banque dématérialisée: Revolut.
La néo-banque britannique propose l'offre Revolut <18, dès l'âge de 6 ans. Quelque 35'000 de ces comptes sont ouverts en Suisse. "Environ 20% des enfants qui utilisent notre produit sont âgés entre 6 et 10 ans", précise la porte-parole de la banque.
Sur son téléphone, David peut fixer les limites des dépenses de Kevin et reçoit une notification après chaque transaction.
"Je préfère savoir ce qu'il fait avec son argent pour le sensibiliser dans le choix de ses dépenses. Si par exemple je vois qu'il n'a jamais faim le soir, je peux vérifier s'il achète un goûter juste avant de rentrer à la maison. Et je pourrai alors lui expliquer que c'est trop tard. Avec le cash, je n'ai aucun contrôle sur la manière dont il dépense son argent", note David.
Moins de risque de vol
Outre le contrôle, ce système offre à ce papa un sentiment de sécurité par rapport au cash, qu'il n'a d'ailleurs que rarement sur lui: "Je sais que sa carte est toujours avec lui. En cas de besoin, je peux lui verser de l'argent dessus. En plus, il a moins de risque de se faire voler. Car le cash se dépense tout de suite, tandis qu'avec sa carte, il faut obligatoirement mettre un code."
Ce code, c'est en partie ce qui embête l'adolescent. Lui, aurait préféré recevoir son argent de poche en cash: "Si on oublie le code, on ne peut plus payer. Avec le cash, on donne l'argent et si c'est trop, on nous rend la monnaie. C'est plus facile", dit Kevin.
Pour l'instant, les Suisses restent encore attachés à l'argent liquide. Mais la numérisation des paiements est en marche. Et peut-être qu'un jour, comme dans certains pays scandinaves, les enfants ne connaîtront plus du tout la couleur de l'argent.
Feriel Mestiri