Modifié

La Suisse, une plaque tournante du charbon avec 245 sociétés actives

L'exploitation du charbon rapporte de l'argent à la Suisse
L'exploitation du charbon rapporte de l'argent à la Suisse / 19h30 / 2 min. / le 6 novembre 2022
Quelque 40% du commerce mondial de charbon est négocié depuis le sol helvétique, selon un rapport de Public Eye à paraître lundi, en marge de l'ouverture de la COP27. L'ONG dénonce le laxisme des autorités et des banques, qui financent ces entreprises. Les banques affirment réduire massivement leurs investissements.

Le charbon, source d'énergie d'un autre siècle? Pas vraiment. Selon le rapport de Public Eye que la RTS a pu dévoiler dimanche soir, le charbon est revenu en force en 2022 dans le monde, porté par la guerre en Ukraine, la sortie de la pandémie et les turbulences sur les marchés de l'énergie.

Cette année, la production de charbon devrait dépasser les 8 milliards de tonnes au niveau mondial, un record absolu, selon les prévisions de l'Agence internationale de l'énergie (AIE). Le combustible, qui est produit essentiellement en Chine, en Inde et aux Etats-Unis, ne touche quasiment jamais le sol suisse. Pourtant, "ce sont bien des sociétés suisses qui gèrent le 40% du commerce mondial, faisant de notre pays une véritable plaque tournante de cette source d'énergie fossile la plus néfaste pour le climat", affirme Adrià Budry Carbó, coauteur du rapport, dimanche dans le 19h30.

Selon le décompte de l'ONG, la Suisse compte aujourd'hui 245 sociétés actives dans le négoce et l'extraction du charbon. Ces entreprises sont installées principalement à Genève (78), au Tessin (55) et à Zoug (54). Les 58 entreprises restantes sont réparties sur l'ensemble du pays.

Les entreprises suisses extraient environ 500 millions de tonnes de charbon par an. Elles génèrent ainsi annuellement près de 5,4 milliards de tonnes de CO2, soit plus que les émissions des États-Unis. Des émissions qui ne sont pas intégrées dans la politique climatique de la Suisse.

Financement de 3,15 milliards

Le rapport de Public Eye dénonce notamment le rôle des banques suisses, qui se situent au 10e rang mondial des bailleurs de fonds du charbon. Depuis les engagements de la Suisse dans l'Accord de Paris (COP21) en 2016, les banques helvétiques ont prêté 3,15 milliards de dollars (l'équivalent en francs suisses) à des sociétés suisses actives dans l'industrie du charbon, selon des données fournies par le cabinet de recherche Profundo. En six ans, les sommes annuelles levées auraient même augmenté de 72%.

Avec plus de 2 milliards de francs prêtés à ces sociétés, Credit Suisse figure largement en tête de ce marché. Ses meilleurs clients sont Trafigura, Glencore ou encore les sociétés russes Bibanthracite et SUEK.

Suivent UBS avec 818 millions de francs et la Banque cantonale zurichoise avec 339 millions. À noter aussi la participation des banques cantonales vaudoise (92 millions), à la cinquième place, et genevoise (49 millions), à la 7e place, dont l'actionnariat est public.

Credit Suisse reconnaît et promet

Contactées par la RTS, plusieurs banques s’étonnent des chiffres avancés par Public Eye.

Credit Suisse reconnaît sa part de responsabilité et "reconnaît que les flux financiers doivent être mis en conformité avec les objectifs définis dans l'Accord de Paris".

La deuxième banque de Suisse dit s'être engagée publiquement à réduire les émissions financées dans le pétrole, le gaz et le charbon de 49% d'ici 2030 et de 97% d'ici 2050. "Au cours de l'année 2021, nous avons réduit de 39% notre exposition en matière de crédits au charbon", affirme la banque, qui précise qu'elle ne fournit pas de financement aux entreprises qui réalisent 25% de leur chiffre d'affaires avec le charbon, "sauf si elles soutiennent la transition énergétique". En 2030, ce seuil sera abaissé à 5%.

UBS répond également vouloir réduire drastiquement ses engagements dans le fossile: "D'ici 2030, UBS entend réduire de 71% les émissions financées par des crédits accordés aux entreprises du secteur des combustibles fossiles (par rapport au niveau de 2020)".

"Une part infime"

De son côté, la Banque cantonale vaudoise (BCV) dit ne pas reconnaître les résultats de Public Eye, dont le classement ne correspond pas à sa perception. Selon son porte-parole, l'établissement ne finance pas l'extraction du charbon et l'essentiel de ses financements sont transactionnels.

La BCV a toutefois décidé de réduire ses engagements dans le négoce du charbon, qui ne représente plus qu'une toute petite part de ses activités de crédit. De plus, depuis 2020, la banque se concentre sur les transactions fournissant du charbon aux pays les plus vulnérables vis-à-vis de la transition énergétique. "Pour ces pays, le charbon constitue une part importante de leur mix énergétique et leurs capacités financières pour le développement d’énergies renouvelables sont plus limitées. La sortie du charbon est donc, pour eux, plus difficile à court terme", précise la BCV.

La Banque cantonale genevoise (BCGE) souligne elle aussi qu'elle ne finance pas directement les produits mais bien les maisons de commerce qui organisent les échanges sur le plan mondial. "S’agissant du financement du charbon, celui-ci ne représente qu’une part infime de nos engagements et ne constitue pas un axe de développement pour la banque", note son porte-parole.

Dans l'intérêt du secteur financier

Pour Sabine Döbeli, directrice générale de Swiss Sustainable Finance (SSF), "le secteur financier a clairement identifié les risques financiers liés au dérèglement climatique. Il a donc clairement intérêt à faire diminuer ce risque et à soutenir les changements en cours."

Selon elle, le sommet sur le climat de l'année dernière à Glasgow a notamment éveillé les consciences dans ce secteur, invité à définir des objectifs climatiques concrets, comme la neutralité carbone: "Il y a aujourd'hui 27 banques suisses qui ont fixé de tels objectifs. Ensemble, elles couvrent environ deux tiers du marché", précise-t-elle.

Plus de transparence exigée à Berne

A Berne, on est conscient des risques financiers et de réputation liés aux émissions de gaz à effet de serre. Selon des informations de la RTS, le Département fédéral des finances va prochainement demander aux multinationales de publier l’empreinte carbone générée par leurs activités, ainsi que le risque financier qu'elles peuvent engendrer.

Si l'ordonnance du Conseil fédéral entre en vigueur, les entreprises devront rendre compte des risques climatiques et de leur impact à partir de 2024. "Si elles prennent conscience de l'endroit où se situent les grands risques, elles pourront aussi y apporter des améliorations ciblées", estime Sabine Döbeli.

Pour Adrià Budry Carbó, il s'agirait certes d'un pas en avant, mais insuffisant: "Avoir l'information, c'est bien, mais qu'est-ce qu'on en fait? Ce qu'il faut actuellement, ce sont des mesures contraignantes pour pousser ces entreprises à sortir réellement du charbon. Les entreprises doivent se doter dès à présent d'un plan clair de sortie d'ici à 2030. Elles doivent être aidées par un cadre réglementaire strict, mais aussi par les banques, qui doivent cesser réellement de financer les entreprises actives dans le charbon."

Feriel Mestiri et Nicolas Rossé

Publié Modifié