Publié

En matière de lutte contre la criminalité économique, "on poursuit des Porsche avec des 2CV"

L'invité de La Matinale (vidéo) - Michel Claise, juge d'instruction belge sur le scandale de corruption du Parlement européen
L'invité de La Matinale (vidéo) - Michel Claise, juge d'instruction belge sur le scandale de corruption du Parlement européen / L'invité-e de La Matinale (en vidéo) / 15 min. / le 6 février 2023
Juge d'instruction belge spécialiste de la délinquance en col blanc, Michel Claise voue sa carrière, depuis plus de vingt ans, à pourchasser les milliards de la grande criminalité financière. Invité lundi dans La Matinale de la RTS, il fait part de ses craintes de voir les démocraties rongées par la corruption.

Infatigable lanceur d’alerte sur la criminalité des élites et des puissants, le juge belge Michel Claise a beaucoup fait parler de lui récemment: c'est lui qui est chargé de l'instruction dans le scandale de corruption au Parlement européen. L'enquête a déjà mené à des perquisitions et plusieurs arrestations de députés et députées, dont la vice-présidente sociale-démocrate de l'institution Eva Kaili.

>> Lire à ce sujet : Onde de choc au sein de l'UE après une vaste opération anticorruption

Aussi auteur d'une quinzaine de romans depuis les années 1990, il dépeint des dangers qui, bien au-delà de la fiction, sont à ses yeux bien réels. Ainsi, la corruption et l'immense aggravation du produit financier des organisations criminelles transnationales représentent un danger pour le fondement même de nos démocraties, selon lui.

Le crime, bientôt première économie mondiale?

"Le chiffre annuel de la criminalité financière est ahurissant. Le vrai problème, c'est que ces chiffres s'ajoutent chaque année à ceux des années précédentes qui, par le phénomène du blanchiment d'argent, se sont doucement glissés dans l'économie licite. C'est en cela que les choses deviennent totalement catastrophiques!"

Il faut être lucide, il existe une économie parallèle qui pourrait dépasser l'économie licite

Michel Claise

Tel est le constat dressé par celui que l'on surnomme parfois "Monsieur 100 millions", en référence au montant qu'il rapporterait chaque année au trésor belge grâce à ses enquêtes. Il cite notamment l'exemple - "bien connu de ses services" - des passages de drogue, principalement de cocaïne, dans le port belge d'Anvers.

>> Lire également : Le port belge d'Anvers est devenu la plaque tournante de la drogue européenne

"Si on fait un rapide calcul basé sur les quantités de drogues saisies, on arrive à un montant gigantesque", note-t-il. "À partir de là, il faut être particulièrement lucide et admettre qu'il existe une économie parallèle qui équivaut, voire qui dépasse, l'économie licite dans le monde!"

La démocratie dévoyée, le peuple dévoré

Or, "la démocratie est en danger à partir du moment où vous avez une économie parallèle qui dépasse l'économie licite, et donc que les entreprises rachetées par les organisations criminelles ne sont pas des entreprises qui visent l'équilibre social", s'inquiète le magistrat qui, du quartier populaire d'Anderlecht où il a été élevé par ses grands-parents boulangers-pâtissiers, a conservé un profond attachement à la justice sociale et aux valeurs humanistes.

"De plus, nous vivons actuellement des crises importantes et ce sont les simples citoyens qui sont les premiers à en payer le prix, alors que les membres des organisations criminelles se portent extrêmement bien", déplore-t-il.

Dans une interview publiée mi-décembre par le quotidien belge Le Soir, Michel Claise assenait que la démocratie était "foutue" à ses yeux. "J'étais amer devant la surdité des pouvoirs politiques belges vis-à-vis des messages envoyés par les magistrats, mais il y a des curseurs qui sont en train de bouger, il y a peut-être moyen de faire quelque chose", tempère-t-il aujourd'hui.

"Maintenant que ces phénomènes ont été mis en évidence, j'espère sincèrement que le monde politique réagira et donnera les moyens pour lutter contre eux!"

J'aime bien le parallélisme entre le dérèglement climatique et le dérèglement économique

Michel Claise

Selon lui, il y a un parallèle à observer entre l'évolution des connaissances et des prises de conscience au sujet du changement climatique et les alertes lancées dans le domaine de la corruption. "Ça fait aussi des dizaines d'années que les grands scientifiques dénoncent les dégâts du dérèglement climatique, on ne les a pas entendus, on ne les a pas crus, et aujourd'hui les choses deviennent irréversibles. J'aime bien ce parallélisme entre le dérèglement climatique et le dérèglement économique."

C'est pourquoi il réitère une proposition qui n'est pas sans rappeler le modèle du GIEC, le groupe d'expertes et de d'experts internationaux qui compilent les données sur les questions climatiques: "J'avais préconisé que les pays se mettent ensemble pour quantifier le phénomène de la criminalité financière, et ensuite pour demander à des professionnels, sociologues, économistes, juristes, d'en déterminer l'impact. Puis de mettre les rapports sous le nez des politiques. Et surtout de les diffuser dans la presse pour que les gens le sachent: le dérèglement économique de l'argent sale a un impact aussi important que le changement climatique. Il faut donc lui donner la même importance!"

Course-poursuite inégale

Interrogé sur la mise en place d'institutions pour lutter contre la criminalité financière à l'échelle européenne, notamment d'un nouveau parquet européen consacré à celle-ci, il rappelle que cela ne réglera pas le problème: "C'est très bien d'avoir de belles enquêtes et une volonté de travailler ensemble au niveau européen. Mais en termes d'efficacité, on en revient toujours à la case départ: ce sont les justices et polices nationales qui s'occupent de la répression. Et là, nous sommes évidemment en manque total d'effectifs!"

"Il faut rester conscient des moyens que nous avons par rapport à la situation globale de la criminalité financière. Elle nous dépasse, ils ont des meilleurs informaticiens que nous, ils n'ont pas de frontières. Même si les techniques européennes d'enquêtes se sont allégées et simplifiées, nous avons toujours une guerre de retard", résume-t-il. "On poursuit des Porsche avec des Deux-Chevaux. Et tout l'art d'arriver à les attraper, c'est de créer des embouteillages!"

Propos recueilli par David Berger
Texte web: Pierrik Jordan

Publié

Une Suisse à deux visages en matière de criminalité financière

Au cours de sa prolifique carrière, le juge d'instruction belge Michel Claise a traité plusieurs dossiers liés à la Suisse, dont les enquêtes contre UBS (2014-2016), qui avait démarché des clients à l'étranger et ainsi encouragé l’évasion fiscale. Il s'est aussi frotté au groupe HSBC.

Sans s'épancher sur d'éventuelles affaires en cours liées à notre pays, le Belge a livré un regard caustique sur son fonctionnement: "De manière générale, la Suisse est un corps à deux têtes", résume-t-il.

>> Lire : Népotisme et conflits d'intérêt freinent la Suisse en matière de lutte contre la corruption

"D'une part, il y a une parfaite collaboration des autorités suisses dans un très grand nombre de dossiers. Mais en Suisse, à peine vous avez la volonté de taquiner une quelconque banque, il n'y a même plus d'accusé de réception de nos demandes d'enquêtes internationales. Il serait peut-être temps de changer de comportement. Mais cela ne dépend pas des pays extérieurs", glisse-t-il dans un sourire.

>> Lire aussi : La Suisse punit peu les entreprises coupables de corruption, déplore Transparency