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Le fléau des faillites frauduleuses

basik - Arnaques en cascade. [RTS]
Arnaque en cascade / basik / 26 min. / le 6 mars 2023
De nombreuses entreprises se créent chaque année en Suisse, mais beaucoup font aussi faillite. Plus de 4300 entreprises auraient mis la clé sous la porte entre janvier et novembre 2022, soit une progression de 21% par rapport à l’année précédente, selon le cabinet de conseil Dun & Bradstreet. Un pic historique.

Parmi ces faillites, certaines défraient régulièrement la chronique: les faillites frauduleuses. Une pratique choisie par des entrepreneurs malveillants qui disparaissent du jour au lendemain pour ne pas payer leurs dettes et les salaires de leurs employés, laissant aussi souvent des chantiers à l'abandon.

Faillite frauduleuse à Genève

Le magazine basik de la RTS a notamment retracé l’histoire de Naïm M., un ouvrier du bâtiment dont le conflit avec son employeur s'est retrouvé devant la justice genevoise en novembre 2022, au terme de sept ans de procédure. Naïm M. et une dizaine d’ex-collègues réclamaient des mois de salaires impayés à leur ancien patron. L'homme, qui ne s'est pas présenté à son procès, a fait appel de la décision le condamnant.

Naïm M. a travaillé pendant des années pour Multisol Chapes SA, une entreprise reconnue dans le secteur de la construction. Suite à son rachat, les ouvriers ont vu très vite leurs conditions de travail se dégrader. Outre des arriérés de salaires et des charges sociales impayées, la société se révèle aussi rapidement criblée de dettes et aux poursuites. Alerté, le syndicat SIT va bloquer les chantiers et se battre pour récupérer les salaires des ouvriers. Le patron se met alors en faillite et dit n'avoir plus d’argent pour payer ses dettes.

Pourquoi Naïm M. n'a pas reçu son argent, c'est tout simple, parce qu'il n'y a plus d'argent! Le condamné désormais n'est plus en Suisse et il a vidé toutes les caisses de ses sociétés

Thierry Horner, secrétaire syndical au SIT

Thierry Horner, secrétaire syndical au SIT, raconte: "Pourquoi Naïm M. n'a pas reçu son argent, c'est tout simple, parce qu'il n'y a plus d'argent! Le condamné désormais n'est plus en Suisse et il a vidé toutes les caisses de ses sociétés, donc il n'y a plus d'argent du tout."

Au cœur de cette fraude, une autre société anonyme détenue par le patron. Pendant qu'il payait les employés comme Naïm M. en sous-main, il versait leurs vrais salaires et les charges non-payées sur les comptes de cette structure. Par un jeu comptable, l'argent quittait ainsi l’entreprise Multisol Chapes SA et filait droit dans les poches du patron.

Autre affaire à Fribourg

À Fribourg, basik a pris connaissance d'une autre affaire récente permettant de comprendre le rouage des faillites frauduleuses. Léon, ouvrier, souhaite rester anonyme par crainte des représailles. Il a travaillé en 2022 pour une société de montage sanitaire. Peu après son arrivée, l'entreprise est rachetée par un nouveau patron. Un jour, celui-ci lui ordonne de déplacer du matériel de chantier, ainsi que les outils de ses collègues.

C'est une pratique courante dans ce genre de faillite, de prendre le matériel qui a de la valeur dans l'ancienne entreprise et de l'amener dans la nouvelle. De cette façon, il n'y a plus rien à saisir dans l'ancienne entreprise au moment de la faillite

Francois Clément, co-secrétaire régional Unia Fribourg

Léon témoigne: "Moi j'ai été vider les chantiers. À Vallorbe, à Cossonay… Nous avons vidé tous ces chantiers." Léon et d'autres employés se sont tournés depuis vers le syndicat Unia, qui a dénoncé l'affaire à la justice. François Clément, cosecrétaire régional Unia Fribourg, détaille: "C'est une pratique courante dans ce genre de faillite, de prendre le matériel qui a de la valeur dans l'ancienne entreprise et de l'amener dans la nouvelle. [On met ensuite] ce matériel au nom de la nouvelle, [en le rachetant] pour un franc symbolique. De cette façon, il n'y a plus rien à saisir dans l'ancienne entreprise au moment de la faillite".

Comme dans l’affaire de Naïm M. à Genève, l'employeur fribourgeois mis en accusation par ses ex-employés n'a pas payé les salaires avant de se mettre en faillite. Et comme pour Naïm M., même s'ils vont jusqu'au procès, il leur sera probablement difficile de récupérer l'argent, les sociétés impliquées étant des sociétés anonymes (SA) ou à responsabilité limitée (Sàrl).

François Clément explique: "Une SA ou une Sàrl, c'est une entité juridique en soi. Du coup, elle est séparée de la personne qui l'a fondée en quelque sorte. Ce qui veut dire qu'on ne peut pas poursuivre l'employeur pour récupérer l'argent qui n'a pas été payé par la SA. Donc en faisant des cascades d'entreprises où on transfère des biens matériels et en se déclarant en faillite, on ne peut jamais aller récupérer l'argent auprès de la personne qui a 5, 6, 7, 20 entreprises à son nom (…) et on ne pourra jamais payer les employés."

Encore peu de moyens de lutte

En Suisse, les faillites sont en hausse, mais les condamnations pour faillites frauduleuses restent stables. Peu de victimes dénoncent et personne n'a la charge de contrôler ces situations.

Face à l'augmentation des cas, certains cantons ont décidé de lutter activement contre les faillites frauduleuses. La police valaisanne, par exemple, prône la tolérance zéro et a étoffé sa brigade financière avec des spécialistes de la criminalité économique. 

Hervé Veuthey, lieutenant à la brigade financière de la police valaisanne, explique: "On analyse, on fait un examen des relevés bancaires des sociétés. Et  on va saisir toutes ces données manuellement, comme ça on va apprendre de la société. On peut voir sortir des espèces, on peut voir (…) du stock, des véhicules... On voit les actifs de la société qui disparaissent, qui sont donnés à une autre société, dont l'administrateur est le même."

Cette brigade existe depuis 2018 et ses effets sont tangibles. En Valais, les faillites frauduleuses sont en baisse aujourd'hui. Le canton semble avoir pris la mesure du défi posé par les faillites abusives, il a même mis en place des formations pour son personnel. 

Ce n'est toutefois pas encore le cas de tous les cantons, où le manque de moyens et de coordination entre les différents offices demeure courant. 

Micaela Mumenthaler

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