"Quand on laisse une banque faire faillite, c'est une piqûre qui immunise définitivement"
Credit Suisse appartenait à ces banques labellisées "too big to fail", trop grandes pour tomber. A l'instar de JPMorgan Chase, Bank of China ou HSBC, la banque suisse faisait partie de ces 30 banques mastodontes, tellement imbriquées dans l'économie mondiale, que les conséquences de leur faillite seraient si désastreuses qu'elles menaceraient tout le système financier.
"Rien n'est too big to fail", rétorque Myret Zaki. Invitée dans Géopolitis, la journaliste économique dénonce les dérives du système actuel: "Si on choisit un système libéral, la prise de risque est proportionnelle à la perte. Il ne faut pas essayer de contourner cela."
Fallait-il donc laisser sombrer le numéro 2 bancaire helvétique? "Quand on laisse une banque faire faillite, c'est une piqûre qui immunise définitivement. Parce que les conséquences sont telles que cela ne se reproduit pas", estime Myret Zaki. L'alternative du sauvetage par les autorités représente selon elle un mauvais calcul à long terme: "Si vous sauvez, eh bien, vous devez sauver tout le temps et vous ruinez votre système. Toute votre civilisation décline à cause de cette mauvaise allocation des ressources de l'Etat et des finances publiques."
La journaliste s'inquiète particulièrement des potentielles répercussions sociales explosives de ces stratégies politiques. "On n'arrive plus à compenser les gens des effets du renchérissement. On n'arrive plus à relever leurs salaires, on n'arrive plus à ajuster leur rente de retraite, on n'arrive plus à ajuster le taux minimal du 2ème pilier, on n'arrive plus à ajuster l'aide sociale. Et donc l'Etat, qui a tellement aidé la finance, il est en faillite quand il s'agit d'aider la population dont il est censé protéger les intérêts", déplore-t-elle.
Éteindre le feu
En mars, le mariage forcé de Credit Suisse avec UBS a été organisé à la hâte, avec le soutien du Conseil fédéral et l'aide de la Banque nationale suisse (BNS), pour "préserver la stabilité financière et protéger l'économie suisse". Au total, 259 milliards de francs suisses ont été engagés dans le processus.
Quelques jours auparavant, trois banques américaines, Silvergate, Signature et la Silicon Valley Bank font faillite. Des banques d'envergure moyenne et actives dans le secteur spécifique des nouvelles technologies. Et pourtant, là aussi, le gouvernement s'empresse d'intervenir. Joe Biden lui-même a garanti tous les dépôts des épargnants.
Car l'objectif est bien d’éviter la contagion et de voir les banques s'effondrer les unes après les autres. Pour éviter la perte de confiance des citoyens, il a donc fallu rassurer sur la solidité des banques et des places financières américaine et européenne.
Des réformes suffisantes ?
Depuis la crise financière de 2008, les banques ont dû se plier à de nouvelles exigences, comme la limitation des activités spéculatives, la supervision des grandes banques par les banques centrales ou la hausse des fonds propres et des liquidités. Si les Européens se félicitent des garde-fous mis en place dans la zone euro, la Réserve fédérale américaine (FED) s'est dit prête à "identifier où renforcer la supervision et la régulation".
En Suisse, un carton rouge a en tout cas été adressé par le Parlement. Le Conseil national a symboliquement refusé de valider les garanties fédérales dans le rachat de Credit Suisse. Le gouvernement et les cadres de Credit Suisse ont dû essuyer une avalanche de critiques ces dernières semaines, à gauche, comme à droite. "Une fois de plus, la Confédération s'est fait tordre le bras et a dû engager de l'argent public pour assumer des risques qui devraient relever du secteur privé", a lancé la conseillère aux Etats Les Vert-e-s Adèle Thorens Goumaz. "Ce désastre a été causé par une caste de managers irresponsables et une culture d'entreprise axée sur les bonus", a regretté pour sa part le conseiller aux Etats PLR Thierry Burkart.
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Le "shadow banking" à l'index
La finance de l’ombre est l'un des facteurs pointés dans la débâcle de Credit Suisse. Une finance parallèle, hors du circuit officiel, souvent très spéculative et très risquée, entre les mains d'une myriade d'intermédiaires (hedge funds, fonds de titrisation, fonds monétaires, fonds de pension, trusts, ...). "Ces acteurs empruntent à court terme, profitant de taux qui sont restés extrêmement bas depuis 2009 et pour finalement investir à un rendement plus élevé. Et ça a créé une montagne de crédits spéculatifs", précise Myret Zaki, auteure de plusieurs ouvrages sur la question, notamment "La finance de l'ombre a pris le contrôle" (Ed. Favre, 2016).
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Après une décennie de taux bas, voire négatifs, leur hausse brutale a mis fin à l'argent facile. L'onde de choc a mis sous pression tout le système bancaire. "La responsabilité de la FED devrait être pointée comme étant numéro un dans cette débâcle. Parce que la FED sait très bien que quand elle garde les taux très bas, elle construit cette montagne de dettes spéculatives", souligne Myret Zaki.
Le "shadow banking" n’est pas illégal en soi, mais il échappe à toute régulation bancaire. "Les États ont réglementé les banques, mais n’ont pas réglementé tout ce qu'il y avait autour des banques, c'est-à-dire cette finance non bancaire. Donc tout ça réduit l'impact de la sécurité apportée par les fonds propres des banques", rappelle la journaliste. Dans le cas de Credit Suisse, elle évoque un "raid baissier très agressif ". "Son action a été mise à terre par des Hedge funds qui ont spéculé à la baisse. (...) C'est la finance non bancaire qui a mis à terre une banque traditionnelle cotée en bourse."
La finance de l’ombre reste difficile à chiffrer. Elle représenterait la somme colossale de 63'200 milliards de dollars, selon le dernier rapport du Conseil de stabilité financière. La part du secteur équivaudrait ainsi à près de la moitié de tous les actifs financiers mondiaux.
Mélanie Ohayon
L'endettement des Etats repart à la hausse
Malgré la reprise de l’économie et la fin progressive des plans d’aides aux entreprises et aux particuliers, l’endettement des Etats repart à la hausse. Il devrait atteindre l’équivalent du PIB mondial d’ici 5 ans, selon le FMI.
Ce sont les deux plus grosses économies du monde, Etats-Unis et Chine, qui vont le plus contribuer à la hausse de la dette mondiale. En février, la dette américaine a atteint un record de 31'460 milliards de dollars. Côté chinois, le déficit public a aussi atteint des niveaux historiques en 2022, en raison notamment des mesures anti-Covid et d'une crise immobilière sans précédent.
Mais les inquiétudes portent surtout sur les pays les plus fragiles. Aujourd’hui, 62 pays dans le monde dépensent plus pour rembourser leur dette que pour la santé publique. Et ces dépenses augmentent avec la hausse des taux d’intérêt.
La crise de la dette et la crise financière sont deux phénomènes liés, explique Myret Zaki. "Les Etats sont aujourd'hui surendettés à cause des sauvetages qu'ils ont dû faire en 2008. Ils ont sauvé tout le système financier, et ensuite il y a eu toutes les autres crises, comme la pandémie, les guerres, la crise des réfugiés, etc. Et maintenant, il y a cette nouvelle crise financière, où il y a de nouveau des sauvetages."
Elsa Anghinolfi