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Pourquoi le plafond de la dette américaine menace-t-il la stabilité financière mondiale?

Le président américain Joe Biden rencontre Kevin McCarthy, président de la Chambre des représentants, pour discuter du plafonnement de la dette, le 22 mai 2023. [AP Photo/ Keystone - Alex Brandon]
Comprendre le plafond de la dette américaine et pourquoi il nous concerne / Tout un monde / 11 min. / le 23 mai 2023
Depuis des semaines, la tension politique monte aux Etats-Unis autour du plafond de la dette, qui doit être augmenté d'urgence afin d'éviter un défaut de paiement. Et comme la dette américaine fait figure de référence boursière, une perte de sa fiabilité pourrait avoir des conséquences majeures au niveau mondial.

Pour fonctionner, la plupart des pays empruntent de l'argent et les Etats-Unis ne font pas exception. Ils en empruntent même toujours plus, si bien qu'ils se heurtent régulièrement au plafond d'endettement fixé par le Congrès (explications en encadré). Il faut alors négocier pour le relever.

C'est exactement ce qu'il se passe en ce moment: les Etats-Unis ont atteint ce plafond de 31'400 milliards de dollars en janvier 2023, et la Secrétaire au Trésor Janet Yellen a répété lundi que le pays atteindrait la limite de ses liquidités autour du 1er juin.

Or, les Etats-Unis empruntent quasiment chaque semaine et remboursent certains emprunts à court terme. "Si le Trésor arrive au bout de ses réserves de liquidités, ces emprunts à court terme ne pourraient pas être remboursés", explique Cédric Tille, professeur d’économie à l'IHEID de Genève, dans l'émission Tout un monde.

"Chantage" des républicains

Les Etats-Unis ne seraient donc plus en mesure de lever de nouveaux fonds, non à cause d'une perte de confiance des investisseurs, mais en raison de leurs propres règles et leurs blocages politiques.

Car avec un gouvernement démocrate et une Chambre des représentants à majorité républicaine, les négociations sont difficiles. Les républicains fixent leurs conditions: ils refusent notamment catégoriquement de couper dans le budget de la Défense ainsi que toute augmentation d'impôts.

Ils exigent aussi que l'administration Biden abandonne les subventions industrielles et les crédits d'impôt destinés à soutenir la transition écologique. Enfin, ils réclament des critères plus stricts pour l'accès aux soins de santé et aux bons d’alimentation.

La Maison Blanche, quant à elle, voudrait taxer davantage les plus riches et les grandes entreprises pour augmenter les revenus de l'Etat. "Chacun des deux camps doit comprendre qu'il n'aura pas tout ce qu'il veut", a souligné mardi la porte-parole de la Maison Blanche Karine Jean-Pierre.

Situation inédite et inquiétante

En tant qu'économiste, Cédric Tille observe avec inquiétude les petits jeux politiques à Washington. "C'est jouer avec le feu", estime-t-il. "Il y a une dynamique qui est à la limite du chantage de la part des républicains pour essayer de faire passer leurs mesures favorites, plutôt que par un vote."

Le sujet est si brûlant que Joe Biden a écourté son voyage à l'étranger après le G7 pour rentrer à Washington. Une rencontre lundi soir a relancé les discussions, mais n'a pas permis de trouver un accord avec le chef de l'opposition Kevin McCarthy. Pourtant, l'enjeu est de taille non seulement pour les Etats-Unis, mais aussi pour la finance mondiale. Un défaut de paiement total serait inédit.

"Ce n'est pas la première fois qu'on a ce cirque, mais on n'est jamais arrivé dans une situation où l'un des partis au Congrès décide qu'il ne veut pas donner à l'État américain les moyens de financer ses engagements", note Cédric Tille.

C'est comme si on nous disait que la définition du mètre linéaire n'est pas la bonne. Toutes les mesures qu'on prend seraient remises en question!

Cédric Tille, professeur à l'IHEID

Il y a certes déjà eu des épisodes de lockdown, lorsque le gouvernement fédéral ferme la plupart de ses services "non vitaux". Mais un défaut de paiement irait plus loin, prévient l'économiste, car la dette du Trésor est la clé de voûte de tout le système financier mondial, en raison justement de sa stabilité. Beaucoup de transactions et de taux d'intérêt sont fixés par rapport à elle.

"S'il s'avère que cette clé de voûte n'est pas aussi solide qu'on le pensait (...) c'est comme si on nous disait que la définition du mètre linéaire n'est pas la bonne. Toutes les mesures qu'on prend seraient remises en question", illustre le professeur d'économie internationale.

Dernière minute

"Ce serait une période d'énorme volatilité et on ne sait pas exactement où ça pourrait conduire!" Selon lui, il y aurait alors un véritable risque de crise financière internationale.

En raison de ces risques, démocrates et républicains devraient vraisemblablement trouver un accord de dernière minute, selon la plupart des observateurs. Mais le débat lui-même, récurrent, sur la dette pourrait entamer la confiance dont peuvent jouir les États-Unis.

"C'est vrai que ça ne va pas dans le bon sens", confirme Cédric Tille. "Cette règle du plafond de la dette devrait être abolie, quitte à la remplacer par un frein à l'endettement plus cohérent."

Les Etats-Unis ont toujours eu un rôle particulier, poursuit-il, parce que "tout le monde se disait qu'ils n'allaient pas faire de grosse bêtise. Or là, ça fait plusieurs fois qu'ils sont à deux doigts d'en faire une. Cette fois-ci, on est vraiment à la dernière minute!"

"Un Etat n'a pas besoin de rembourser sa dette"

Selon le spécialiste des marchés financiers, la situation est d'autant plus absurde que l'état de la dette américaine n'est pas fondamentalement catastrophique. "On est de l'ordre de 100% du PIB. C'est beaucoup mais ce n'est pas exceptionnel. On a eu historiquement des pays (...) qui ont eu plus que ça. Ces dettes peuvent être absorbées."

"Il faut toujours rappeler qu'un Etat n'a pas besoin de rembourser sa dette, contrairement à vous et moi. Parce qu'un Etat n'est pas mortel", rappelle Cédric Tille. On ne peut donc pas faire le parallèle avec un humain, qui doit rembourser ses dettes avant sa mort.

Et même si certains problèmes pourraient survenir à très long terme, ils nécessiteront des "ajustements" qui seront "tout à fait faisables".

Un actif de référence comme ça, c'est l'équivalent d'une route pour les marchés financiers, ils en ont besoin!

Cédric Tille, professeur à l'IHEID

"La dette américaine est substantielle, mais (...) il n'y a pas de raison fondamentale de s'inquiéter. D'autant qu'en tant que référence, elle est très demandée, les investisseurs sont prêts à la détenir à des conditions finalement assez favorables.

"Un actif de référence comme ça, c'est comme une infrastructure... C'est l'équivalent d'une route pour les marchés financiers, ils en ont besoin. Donc la dette, elle sert à quelque chose, il faut bien le garder à l'esprit!"

Pour Cédric Tille, on crée donc un problème et un risque de panique qui n'est "absolument pas nécessaire".

Propos recueillis par Eric Guevara-Frey
Texte web: Pierrik Jordan

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Le plafond de la dette, un frein à l'endettement "bricolé et incohérent"

En Suisse, il existe aussi le principe du frein à l'endettement, qui est pris en compte d'emblée dans les débats budgétaires au Parlement. Les États-Unis ont un autre système en deux temps, que Cédric Tille, professeur d’économie à l'IHEID de Genève, qualifie de "très bizarre".

D'abord, le Congrès établit un budget, c'est-à-dire qu'il décide combien il veut dépenser. En tenant compte des rentrées fiscales, on peut en déduire facilement la quantité d'emprunts, donc de dette à émettre.

Ensuite, dans un deuxième temps, le gouvernement doit accepter le montant à emprunter pour financer ces dépenses. Mais si ce montant excède la limite officielle du plafond de la dette, le Congrès doit alors accepter de rehausser ce plafond pour permettre de financer des dépenses qu'il a lui-même autorisé.

"C'est une particularité du système américain qui n'a aucun sens", souligne l'économiste. "C'est comme si vous commandez quelque chose au restaurant, puis au final vous refusez de payer l'addition."

Pas de 14e amendement

Malgré la situation critique, l'exécutif n'entend pas passer en force en invoquant le 14ème amendement de la Constitution, un texte qui interdit de "remettre en question" la solvabilité de la première puissance mondiale.

"Cela ne résoudrait pas le problème que nous avons en ce moment", a-t-elle dit à propos de cette stratégie évoquée récemment par le président, qui lui permettrait d'émettre de nouveaux emprunts sans se soucier du plafond de la dette.

"Nous essayons d'arriver à un budget raisonnable et soutenu par les deux partis" a expliqué mardi Karine Jean-Pierre. Elle a précisé que les négociateurs républicains et démocrates, après avoir déjà travaillé jusque tard lundi soir, s'étaient à nouveau réunis pendant plusieurs heures mardi.