Que ce soit en Chine, en France, en Italie, ou lors d'une rencontre à New York avec le Premier ministre indien Narendra Modi où il parlait investissements, le patron de Twitter, Tesla et Space X est convoité par les plus hautes sphères du pouvoir et se voit dérouler le tapis rouge un peu partout où il va.
L'entrepreneur - qualifié de "self-employed diplomat" ( "diplomate indépendant") par le site Axios, met à profit sa puissance industrielle, technologique et financière - qui en fait un personnage incontournable dans l'économie mondiale - pour négocier directement et au plus haut niveau avec les chefs d'Etat et de gouvernement. Il fait sienne cette devise que l'on n'est jamais mieux servi que par soi-même pour faire avancer ses propres intérêts.
Des portes grandes ouvertes
Et lorsque les portes des chefs d'Etat sont grandes ouvertes, sans sollicitation particulière de la part d'Elon Musk, pourquoi ne pas en profiter? La conception de la diplomatie du milliardaire est toutefois bien éloignée de l’approche traditionnelle. Asma Mhalla, spécialiste de la géopolitique du numérique, souligne deux spécificités.
"La première caractéristique, c'est le business. L'un des grands sujets, en parallèle de l'intelligence artificielle sur laquelle il se positionne, c'est celui des gigafactories, notamment de batteries électriques. C'est la nouvelle grande bataille. Toutes les récentes visites d'Elon Musk mettent en concurrence des Etats entre eux pour attirer la future gigafactory de Tesla. Il cherche simplement le meilleur marché, il crée du business sur un axe qui est hautement stratégique: la 'climate tech', soit tout l'écosystème technologique au service de la transition écologique", explique-t-elle.
Il y a une sorte de schizophrénie en Europe, parce qu'on a commencé à lui taper dessus avec Twitter, et maintenant on fait des selfies.
L'enseignante à Sciences Po Paris et Polytechnique relève un autre aspect tout aussi important: "Il est reçu comme un chef d'Etat. On lui déroule systématiquement le tapis rouge. Il y a une sorte de schizophrénie en Europe, parce qu'on a commencé à lui taper assez méchamment dessus, avec Twitter, et maintenant ce sont des selfies, des sourires, parce qu'on a besoin de sa force de frappe industrielle. Derrière, il y a les emplois, le repositionnement et la fameuse question de la réindustrialisation du Nord."
Pour Charles Thibout, chercheur associé à l’IRIS, spécialiste des rapports entre les grandes entreprises du numérique et les Etats, il en va des intérêts bien compris des deux parties.
"C'est un concours d'intérêt commun. D'un côté, Elon Musk a envie d'étendre son empire. En face, vous avez des chefs d'Etat qui sont très intéressés par les technologies et les perspectives de croissance et d'emploi qu'il pourrait apporter en investissant dans ces différents pays. Ça donne un paysage géopolitique assez impressionnant, avec une sorte de renversement hiérarchique entre des Etats et un représentant d'entreprise, qui nous est assez étranger dans notre modernité politique."
Quelle importance réelle au niveau géopolitique?
Son impact sur la géopolitique est plus difficile à quantifier, mais il est bien réel dans quelques cas concrets. Elon Musk a par exemple mis à disposition de l'Ukraine son système Starlink, avec 3000 satellites en orbite, très utiles pour la communication des forces ukrainiennes sur le terrain.
"La diversification de ses activités fait qu'il noue des liens de dépendance de plus en plus étroit et de plus en plus large avec beaucoup de pays. Space X a par exemple joué un rôle considérable dans le conflit russo-ukrainien; Tesla est un moteur d'emplois pour plusieurs pays, mais c'est aussi peut-être l'avenir de la transition écologique, laquelle paraît inévitable", appuie Charles Thibout.
Et d'ajouter: "Il ne faut pas non plus oublier Twitter qui est devenu un espace public privilégié, notamment pour les responsables politiques. D'une certaine manière, il a entre les mains l'outil par lequel ils font campagne, ce qui lui donne un avantage stratégique dans le rapport de force qu'il peut mettre en place avec certains gouvernements."
La présidence américaine? Non merci
Ce rapport de force signale la puissance et l’influence du personnage - ce dont il est bien conscient, comme en témoigne une interview accordée à France 2. Quand la journaliste Anne-Sophie Lapix lui pose la question de son éventuel intérêt pour la présidence des Etats-Unis - ce qui n’est pas possible pour lui, puisqu’il n’est pas né aux Etats-Unis comme la Constitution l’exige pour un tel poste - il éclate du rire éloquent de celui qui est convaincu d’avoir plus de puissance et bien davantage de liberté de manœuvre qu’un président.
Président des Etats-Unis, c'est comme être capitaine d'un très grand bateau avec une petite rame
"Les gens imaginent parfois que le président des Etats-Unis est dans un poste extrêmement puissant. Mais la Constitution est telle que le poste de président est dans une position très limitée en fait. Président, c'est comme être capitaine d'un très grand bateau, avec une toute petite rame", s'amuse-t-il.
Une liberté de parole qui dérange
Le multimilliardaire dispose aussi d'une liberté de parole qu'un diplomate traditionnel ne peut pas avoir. Il n'est pas non plus obligé de respecter les positions officielles des Etats-Unis. Exemple en Chine, où il a tenu des propos très flatteurs à l'égard de Pékin. Il a aussi critiqué la volonté de Washington de recalibrer ses relations économiques avec la Chine.
Cette liberté d'expression est problématique pour la Maison Blanche, estime Charles Thibout. "Il est très politisé. C'est un personnage d'extrême droite. Il se dit libertarien, mais il est fasciné par les marques d'autorité. Cela crée une diplomatie parallèle".
"A la Maison Blanche, vous avez l'idée fondamentale que la supériorité des Etats-Unis dans les relations internationales repose sur leur supériorité technologique. Elon Musk donne des outils à la Chine pour qu'elle puisse rattraper son retard et menacer le leadership américain. Il y a un hiatus aujourd'hui entre les intérêts des patrons de la tech et Washington qui est dans une optique de confrontation directe avec la Chine".
Des frontières brouillées
La position du patron de Tesla engendre donc un brouillage des frontières entre le business et la diplomatie. Il ne faut donc plus réfléchir dans une logique de silos, selon Asma Mhalla: "Tout devient symbiose. Les frontières classiques, avec lesquelles nous lisions le monde, ne sont plus opérantes. Elon Musk a une identité multiple: il va mettre en concurrence des Etats, parce qu'il est à la tête d'entreprises stratégiques; il prend des positions politiques parce qu'il est leader d'opinion. Il a une ambition démocratique à travers ses sorties sur la liberté d'expression et, à mon sens, il se pense légitime."
Les entreprises d'Elon Musk sont devenues des composantes importantes dans l'infrastructure de l'économie mondiale, estime Charles Thibout. "Dans ces circonstances, il est difficile de les mépriser et de considérer que ce sont des entreprises comme les autres. De fait, il y a un lien de type diplomatique qui est en train de se nouer; et les rapports entre business et diplomatie sont en train de se brouiller."
Plus généralement, c'est tout un système économique qui favorise la puissance du quinquagénaire d'origine sud-africaine. "Si aujourd'hui il est en mesure d'être reçu comme un chef d'Etat dans la plupart des pays, c'est aussi parce que l'on est face à un paradigme néolibéral dominant dans les relations internationales, qui consiste à penser que ces entreprises-là sont vecteurs de croissance", estime le spécialiste.
Il relève encore un intérêt en termes d'attractivité des investissements financiers. "En faisant venir Musk, par exemple en France, il va apporter de l'emploi, des financements, de l'innovation. Cela va donner un signal aux grands investisseurs internationaux. C'est cela que nos dirigeants politiques ont en tête quand ils font la danse du ventre devant Elon Musk", conclut Charles Thibout.
Patrick Chaboudez/jfe