La liberté de commerce en Suisse, y compris en temps de guerre, a longtemps fait du pays une plaque tournante de la contrebande. Le plus souvent, on venait y chercher du tabac ou des biens de première nécessité. La frontière avec la France, l'Allemagne ou l'Italie a vu déambuler des milliers de contrebandiers, jouant au chat et à la souris avec les gardes-frontière. Ces derniers n'hésitaient pas à faire usage de leur arme pour stopper les passeurs. Au risque de leur vie, les contrebandiers ont frayé un chemin à travers la frontière, donnant parfois leur nom à des sentiers devenus touristiques.
Chapitre 1
La Suisse, plaque tournante
"Regarder par-dessus la frontière n'était pas seulement attrayant, c'était également vital", a écrit l'historienne Jacqueline Plum, en parlant des contrebandiers allemands de l'entre-deux-guerres, lorgnant les denrées suisses.
Souvent, la contrebande fleurit en temps de crise, pour se soustraire à la misère. Loin de la contrebande actuelle (stupéfiants, armes, biens de luxe...), le trafic illégal impliquait autrefois généralement des biens de première nécessité, comme le blé, le sel, le sucre, le bétail ou les allumettes, ainsi que le café, le textile ou le tabac.
Au Tessin, par exemple, certaines vallées développent une industrie basée sur la contrebande, notamment de café et de tabac. Les taxes italiennes, bien plus élevées qu'en Suisse, favorisent ce trafic.
La politique économique historiquement libérale de la Suisse, par rapport à ses voisins, qui taxaient lourdement certaines denrées, a agi comme un aimant à contrebandiers.
Des contrebandiers professionnels
Si la contrebande était un moyen d'améliorer le quotidien des populations vivant dans la précarité, en passant occasionnellement des marchandises sous les sapins, des bandes de contrebandiers professionnels se sont aussi constituées. Fusil à l'épaule, ils n'hésitaient pas à affronter les douaniers.
L'exemple le plus célèbre est le Savoyard Mandrin. A la tête d'une armée de centaines d'hommes, ce contrebandier du 18e siècle symbolise la résistance à l'impôt de France et s'attire les faveurs de la population, en achetant en Suisse, notamment à Genève, des marchandises, exemptes de taxes, qu'il revend dans les villes françaises.
Autre exemple en Suisse, Séraphin, chef des contrebandiers de Champéry (VS), a donné son nom à une randonnée, au départ de Barme.
Parfois dans l'autre sens
Certaines marchandises ont tout de même pris l'autre chemin de contrebande, en s'introduisant en Suisse illégalement. C'était le cas notamment des montres, dès 1600.
Il y a eu aussi des vaches, entrées par milliers dans notre pays. Durant les années 1960 et 1970, de nombreux éleveurs suisses importent illégalement des vaches étrangères pour contourner le monopole du contrôle des races bovines par les autorités suisses. Ce conflit entre paysans-contrebandiers et douaniers a mené à ce qu'on a appelé "La guerre des vaches".
Chapitre 2
12 mai 1967: La guerre des vaches
Etienne Candaux
Le 12 mai 1967, près de Vallorbe (VD), la douane du Creux vit une scène digne d'un western bovin. Une centaine de paysans forcent le passage de la frontière à travers le ruisseau, accompagnés d'une douzaine de vaches françaises. Face à eux, des douaniers, tapis derrière des barbelés, braquent leur arme sur les paysans, et n'hésitent pas à tirer.
Aujourd'hui, des témoins de l'époque se souviennent encore avoir "entendu passer une balle entre leur jambe", raconte Etienne Candaux, qui assistait à ce coup de force du haut de ses 13 ans. Son père Emile Candaux, dit "Milo", était l'un des meneurs de la lutte pour améliorer le rendement des vaches. Ce jour-là, c'est Milo qui rassemble le mouvement, à travers un appel à la radio. Vêtu de son complet du dimanche, il se dit prêt à mourir pour la cause.
L'herbe plus verte de l'autre côté de la frontière
Pour comprendre ce qui a pu mener à une telle escalade, il faut remonter quelques années en arrière. Dès 1960, la Fédération suisse d'insémination artificielle (FSIA) détient le monopole du contrôle des races bovines, ainsi que la responsabilité de la banque de sperme bovin.
Les paysans suisses n'ont pas le droit de stocker des semences, ni d'inséminer eux-mêmes leurs vaches. Seules quatre races sont autorisées en Suisse. Dans la région de Romainmôtier, c'est la Simmental, une race mixte. Mais très vite, certains éleveurs suisses mettent en doute les sélections faites par la FSIA. Leurs vaches ne sont pas très laitières, disent-ils, tandis qu'à quelques pas de la frontière, les Montbéliardes et Frisonnes françaises produiraient trois fois plus de lait.
"On voit toujours l'herbe plus verte dans le pré des autres", admet Etienne Candeaux, agriculteur dans la commune de Premier (VD). Mais cette fois, il s'agissait de sauver les exploitations de la misère.
Las de parlementer avec les autorités, les paysans se mettent dans l'illégalité. Ils commencent d'abord à traverser la frontière avec de la semence, puis avec des veaux, des vaches, voire même quelques taureaux.
Le mouvement de contrebande prend des proportions gigantesques. "Sur tout l'arc jurassien, de Genève à Bâle, la frontière était une véritable passoire. Des centaines et des centaines d'animaux sont entrés en fraude", estime Etienne Caudaux. Sans compter les bêtes nées d'une insémination réalisée en toute discrétion.
Une balle pour un veau
A de nombreuses reprises, Etienne Candaux accompagne son père à travers la montagne. Ces trajets, il les a faits de jour, comme de nuit, et dans la neige: "Je me rends compte à quel point nous étions courageux. On parcourait des kilomètres, parfois avec un veau sur le dos, à travers la montagne. Il ne fallait pas se paumer".
Aujourd'hui, ces souvenirs l'habitent quotidiennement. "Quand vous avez 13 ans, que vous êtes écolier et que vous partez le soir avec votre père chercher des animaux sur territoire français, vous avez quand même le coeur qui bat. Parce qu'on bravait l'officialité et toutes les conventions dans lesquelles on avait été élevé."
A l'école d'ailleurs, comme au village, des clans se forment, entre ceux qui soutiennent l'épopée rurale, et les autres, qui ne remettent pas en doute la politique du pays.
Les contrebandiers, souvent dénoncés, sont arrêtés, et écopent de lourdes amendes. "Nous avons eu les douaniers et les gendarmes aux portes. Des gens venaient pour essayer de nous voler nos vaches. On clouait les portes de la grange, pour pas que l'on puisse venir chez nous. Il y a eu des menaces de toutes sortes. C'était vraiment la guerre des vaches, quoi!".
Mais l'épisode le plus marquant de la vie d'Etienne Candaux fut le jour où son père, transportant dans la neige un veau sur son dos, s'est fait tirer dessus par un douanier, qui le chassait à ski.
Enfermé à la prison du Bois-Mermet avec une balle dans le mollet, il la retirera lui-même à sa sortie de prison, avec son couteau militaire. "Je ne vous dis pas le genre de chirurgie!", se souvient Etienne Candaux.
Le tournant du conflit
Fatigué de jouer au contrebandier et d'aller en prison, le récidiviste Emile Candaux tente un coup d'éclat. Le 12 mai 1967, peu après 13h, environ 120 paysans vaudois répondent à l'appel lancé à la radio moins d'une heure plus tôt. Vaches au poing, ils inscrivent dans l'histoire l'image improbable de paysans méprisant les barbelés, à la barbe des douaniers, se jetant dans la rivière sous la menace des pistolets. Parmi eux, le jeune Etienne Caudaux, alors âgé de 13 ans.
Dans le rapport officiel des douaniers daté du 14 mai 1967, que nous avons pu consulter, on peut lire que son père "Emile Candaux haranguait ses troupes, en disant:"Messieurs, suivez-moi! J'espère que vous serez des hommes jusqu'au bout! En avant. S'il y a du sang, je veux mourir en premier!".
La bagarre, accompagnée de coups de feu et de coups de crosse, s'est soldée, heureusement, sans faire de victime. Si ce n'est les Montbéliardes, confisquées durant la nuit lors d'une opération montée par la gendarmerie vaudoise et la douane. Elles seront abattues le lendemain matin à Lausanne, rangeant l'opinion publique du côté des agriculteurs. Car l'exécution est perçue comme une sorte de vengeance des autorités douanières.
"Ça a été vraiment le tournant où, politiquement, tout le monde est entré en scène", rapporte Etienne Candaux. Après cet évènement, une brèche est ouverte pour les paysans, leur permettant des dérogations. Mais il faudra attendre les années 90 pour exploiter des vaches étrangères.
Quant à Etienne Candaux, ce passé de contrebandier aura laissé des traces. "J'ai eu beaucoup de peine à rentrer dans les institutions suisses. Parce qu'il y avait toujours chez moi un tout petit peu de révolte qui restait de ces années-là".
Un esprit rebelle qui contraste avec l'autre casquette de l'homme de 69 ans: syndic de Premier (VD). "Oui, c'est vrai (rire). Mais la démocratie, ça s'apprend. Dans une vie, on change. Je suis entré à la syndicature à l'âge de 50 ans, pas avant. Et ce qui m'a intéressé, c'était de conduire, plutôt que de subir."
Chapitre 3
Le Tessin, paradis des contrebandiers
RTS
"Dans certaines vallées du Tessin, toutes les personnes disponibles faisaient de la contrebande", affirme l'ancien commandant des gardes-frontière, Fiorenzo Rossinelli.
Le Tessin possède une frontière rudement difficile à contrôler. Il compte 200 km de frontières avec l'Italie, jonchés de nombreuses petites routes qui relient les deux pays. Mais il y a aussi les rives du lac de Lugano et du Lac Majeur à surveiller, sur plus de 100 kilomètres. Sur terre comme sur l'eau, les contrebandiers rivalisent d'inventivité pour faire passer de la marchandise en fraude.
En 1948, les gardes-côtes italiens mettent la main sur un petit sous-marin à pédale, permettant de transporter 450 kilos de marchandises.
Le but: éviter les douanes et surtout le fisc. Car les taxes italiennes étaient bien plus élevées qu'en Suisse. Ainsi, jusque dans les années 1970, un flux incessant de café, de sucre, mais surtout de tabac, s'écoule de la Suisse vers l'Italie à travers les Alpes, ces denrées étant deux à trois fois plus chères de l'autre côté de la frontière.
Durant des décennies, des adolescents aux vieillards, tout le monde s'adonnait au trafic illégal sur la frontière. Même les chiens sont mis à contribution pour passer des marchandises. Une centaine d'entre eux ont été interceptés, et abattus.
Survivre à la misère
Des deux côté de la frontière, la contrebande fait vivre des vallées entières, dans un contexte de misère sociale, ou la survie est un combat quotidien. Le plus souvent, ce sont des agriculteurs italiens qui ramènent des marchandises suisses en Italie, après de longues heures de marches épuisantes, généralement de nuit, portant une bricolla, sorte de sac à dos en osier. Si les marchandises transitent le plus souvent de la Suisse vers l'Italie, certains passeurs transportaient aussi en Suisse des denrées alimentaires italiennes, comme le riz et la viande.
"Côté suisse, des secteurs industriels se développent au Tessin et s'implantent le long de la frontière. Comme des usines de café ou de tabac, construites expressément pour le marché italien", explique Adriano Bazzocco, un historien qui a consacré sa thèse à la contrebande au Tessin.
Rien que dans le village de Brusio, en bas du Val Poschiavo, pas moins de 12 usines de torréfaction de café étaient en service jour et nuit.
Les autorités suisses, de leur côté, tolèrent les allées et venues des passeurs, tant ce trafic constitue un débouché commercial de l'économie locale des régions frontalières. "C'est une affaire lucrative très importante pour le Tessin", appuie l'historien.
Les contrebandiers avaient alors pour unique obligation de s'annoncer et de présenter la marchandise au poste de douane le plus proche. Ils pouvaient ensuite continuer sans encombre leur marche vers l'Italie.
L'entraide locale
Si cette contrebande sied bien à la Suisse, elle n'est pas du goût des autorités italiennes. Selon Adriano Bazzocco, c'est pour tenter d'empêcher la contrebande que l'Italie érige, dès 1890, des clôtures métalliques appelées "Ramina" dans le dialecte tessinois.
Mais cela ne suffira pas pour freiner le trafic. Dans un contexte de montée des Etats-nations en Europe, les populations locales italo-tessinoises ont plutôt tendance à s'entraider, souligne l'historien: "Contrairement à la rivalité d'aujourd'hui, il y a un siècle, la situation était différente. L'idée de Nation dans ces deux pays étaient vraiment très faible. Les communautés de frontière se parlaient beaucoup plus entre eux. Et les problèmes étaient résolus au niveau local et non avec leur gouvernement central respectif".
D'autant que la contrebande, des deux côtés de la frontière, n'est pas considérée comme moralement répréhensible. Côté suisse, car l'activité est tolérée et grandement lucrative. Côté italien, car elle est pratiquée par nécessité, pour des questions de survie. Mais pas seulement. "C'était aussi une forme d'opposition au gouvernement central, qui était détesté et qui était absent pour résoudre les problèmes locaux", précise Adriano Bazzocco.
Outre l'intérêt économique commun des deux côtés de la frontière, il y avait aussi un réseau de contacts et de connaissances commun.
Des millions dans des valises
La contrebande de cigarettes et de café s'arrêtera en 1973, lorsque la devise italienne (la lire ndlr,) a été dévaluée. Par la suite, la contrebande, dès les années 70 au Tessin, prendra une autre tournure et effectue un virage dans l'autre sens.
Désormais, ce ne sont plus les pauvres, mais des fortunes d'Italie qui craignent de perdre de la valeur et prennent le chemin de la Suisse, avec des lingots d'or, des billets de banques ou des oeuvres d'art. "Chaque jour, il y avait des déplacements de 350 à 500 millions de lires qui venaient d'Italie vers la Suisse dans des valises". Soit l'équivalent de plus de 170'000 francs, se souvient l'ancien chef des douanes Fiorenzo Rossinelli.
Ce qui représente une évasion fiscale pour l'Italie est un trafic légal pour la Suisse. Et même très lucratif. "Grâce à ces biens, à ces capitaux, la place financière du Tessin a pu se développer et devenir la troisième au niveau national après Zurich et Genève", souligne Adriano Bazzocco.
Ce déluge de richesse venu légalement d'Italie sera toutefois de courte durée, car le pays transalpin plonge dans les années de plomb. Le kidnapping devient une véritable industrie pour la mafia. "La Suisse a voulu collaborer en contrôlant les capitaux qui traversaient la frontière. Pour finir, il y a eu un traité avec l'Italie, puis cela s'est arrêté", se souvient Fiorenzo Rossinelli.
L'ancien chef des douaniers tessinois admet que sa tâche n'était pas simple, sur cette frontière étendue. "Petit à petit, les contrebandiers trouvaient des cachettes de plus en plus sophistiquées, surtout par la suite avec les stupéfiants. C'était une lutte, où nous courrions toujours derrière, et où ils trouvaient toujours quelque chose pour nous surpasser".
Chapitre 4
Des sonnettes à travers les crêtes du Chablais
RTS
Raphaël Guérin, dit Raphy, n'avait que 7 ans lorsqu'il a commencé la pratique de la contrebande avec ses parents. C'était en 1946, sur les alpages de la Vallée d'Illiez. Bétail, cigarettes, tabac ou sel, le trafic illégal allait bon train dans la région, tant les taxes élevées d'un côté incitaient à se fournir de l'autre côté de la frontière. Mais la marchandise leader, pour l'octogénaire, c'était les cloches de vaches, appelées "sonnettes", en Valais.
"C'était quelque chose d'assez exceptionnel. Cette sonnette fait partie de notre histoire, dans ces alpages. Quand nos amis haut-savoyards ont entendu le bruit de nos sonnettes, ils ont cherché à savoir comment faire pour s'en procurer", raconte Raphy Guérin.
Après la guerre, les fonderies françaises n'avaient plus de matière première pour fabriquer ces cloches. La pénurie en France, qui a duré jusqu'en 1957, a été une aubaine pour les contrebandiers suisses.
"Par hasard, papa connaissait bien le représentant de la maison Morier, à Massongex (VS). De fil en aiguille, on a commencé à traverser avec ça", poursuit-il.
Entre 250 et 300 de ces pièces en acier forgé auraient traversé la vallée. "La valeur d'une sonnette à l'époque était d'environ 50 francs". Aujourd'hui, il faut compter entre 200 et 450 francs pour une cloche du même type.
"Nous ne faisions pas cela dans le but de devenir riches. Il n'y avait pas de moyens pour cela, même avec ce que l'on passait. Mais c'était quelques francs par-ci par là. Car la vie était très dure", rappelle Raphy Guérin.
"Enfants, nous étions dans une pauvreté conséquente. On n'avait pas deux ou trois pantalons. On n'en avait qu'un seul", précise le grand-père.
Un douanier à la gâchette facile
Le trafic se faisait essentiellement sur les alpages, où les familles françaises et suisses se retrouvaient de part et d'autre de la frontière pour l'estivage.
Sur le sentier de la contrebande, qu'il empruntait alors, l'octogénaire se souvient qu'il fallait éviter coûte que coûte de se faire pincer. Car les conséquences pouvaient être lourdes. "L'amende s'élevait à dix fois la valeur de la marchandise. Et celle-ci était séquestrée, disait-on".
Mais l'amende est un moindre mal lorsque l'on croise un douanier. "Mon papa, Maurice, était rentré une fois de Châtel (F), après avoir misé le bétail. Dans sa sacoche, il est revenu avec quelques bricoles, comme de la charcuterie. Et vers minuit ou 1h du matin il se fait interpeller par un douanier suisse, qui lui a demandé de s'arrêter. Mais il n'a pas répondu à la demande, alors il s'est fait tirer dessus. Deux fois. Heureusement, sans l'atteindre. Sinon, il serait mort."
Contrebandiers dénoncés par des paysans
Michel Cheseaux, ancien garde-frontière dans la région, se souvient avoir fait beaucoup de surveillance à cet endroit dans les années 1970. "On recevait beaucoup d'informations concernant du passage de bétail. Alors, on venait souvent ici de nuit."
Généralement, c'étaient des paysans qui livraient de précieuses informations aux douaniers. "La frontière est vaste, et nous n'étions que 7 gardes-frontière basés à Morgins. On faisait tout à pieds. Et la nuit, on n'allumait pas les lampes de poche, pour ne pas être vu des contrebandiers. Il fallait donc connaître l'endroit par coeur", explique Michel Cheseaux.
Mais dans la contrebande de l'après-guerre, Raphy Guérin se présente comme un petit acteur. Il cite certains contrebandiers "professionnels", comme Séraphin, qui traversait avec des troupeaux, le fusil à l'épaule. "Les gardes-frontière en face le laissaient passer, parce qu'ils étaient 7 ou 8 contrebandiers, contre 2 gardes-frontière."
Chapitre 5
Sur les pas de l'orlogeur
RTS
La contrebande horlogère a fait de multiples va-et-vient. D'abord en direction de la Suisse, dès 1600. Les orlogeurs, comme on les appelle, sont des Français qui écoulent discrètement leurs montres en Suisse, car les ventes en France sont lourdement taxées.
A la fin du 18e siècle, le trafic s'inverse. L'historien Laurent Tissot rappelle que des paysans de la région commencent à produire des composants horlogers durant l'hiver. Et ces nouveaux ouvriers intéressent beaucoup les grandes marques: "Ces grands horlogers recherchent de la main d'oeuvre qui soit compétente, mais aussi bon marché. Là, il y a un territoire qui allie ces deux choses".
En Suisse donc, on produit pas cher pour les grandes marques françaises de l'époque. Car il fut un temps où les montres de référence, qui ont marqué les débuts de la mesure du temps, n'étaient pas suisses:
"Au début de l'horlogerie portative, donc des montres de poche, ce développement se fait en Allemagne, en France ou aux Pays-Bas. Ce sont les grands empires qui vont développer l'horlogerie à des fins scientifique et technique", explique Régis Huguenin-Dumittan, conservateur au Musée International de l'Horlogerie à La Chaux-de-Fonds (NE).
La production suisse pour ces grands horlogers passe généralement la frontière sous les sapins, pour contourner les droits de douanes, ou les interdictions pures et simples d'importation. En France, notamment, il est souvent interdit de s'approvisionner à l'étranger, pour protéger la production française. La Suisse, plus tard, fera de même.
Quand la Suisse devient discrètement numéro un
Dès 1850, l'horlogerie suisse devient une référence notamment avec la qualité de ses mouvements. Les marques étrangères viennent donc se fournir discrètement en Suisse, mais plus seulement pour la main d'oeuvre bon marché.
"Cela devient intéressant pour des fabricants d'avoir une qualité suisse au niveau de la précision de la montre, et de sa réalisation. Donc avec des mouvements suisses qui seraient passés en contrebande de l'autre côté de la frontière", note Régis Huguenin-Dumittan.
Fabricants de mouvements, de montres, de machines, l'horlogerie suisse devient rapidement numéro 1 mondial. Mais tout bascule avec les crises de l'entre-deux-guerres.
La contrebande qui menace l'horlogerie suisse
Après la Première Guerre mondiale, les chiffres d'exportations s'effondrent
et les stocks montent, faisant chuter les prix. Cette nouvelle crise favorise la contrebande de pièces horlogères, vendues à des tiers, qui assemblent ces composants dans des montres étrangères, puis les revendent comme étant fabriquées en Suisse. L'industrie helvétique s'en trouve décrédibilisée.
Mais les conséquences de cette contrebande risquent d'être plus graves encore pour l'horlogerie suisse: le savoir-faire helvétique, à la pointe mondiale, pourrait s'échapper avec les marchandises de contrebande. "Il fallait absolument éviter que les secrets suisses soient livrés à l'étranger par le biais de la contrebande", souligne Laurent Tissot.
Face à l'anarchie qui entrave la production horlogère, la branche se barricade. Un puissant cartel horloger est créé, épaulé par l'Etat. Dès 1934, toutes les fournitures horlogères sont strictement réglementées. Un permis de fabrication et d'exportation est réservé aux fabricants suisses membres du cartel et des prix planchers sont fixés.
Cette loi, qui a permis d'endiguer la contrebande, sera remplacé par le "Swiss Made" dès les années 1970.
"Aujourd'hui, on peut dire que toute l'histoire de l'horlogerie suisse est marquée par la contrebande. De savoir comment se défendre contre l'étranger et protéger le savoir-faire", résume Laurent Tissot.
Quant à la contrebande telle qu'on l'a connue par le passé, elle n'est plus qu'un souvenir, que l'on peut raviver sur le sentier l'Orlogeur, entre Morteau (France) et La Chaux-de-Fonds (NE). Un itinéraire touristique, souvenir des riches échanges horlogers entre la France et la Suisse.
Chapitre 6
Le trafic de café vers l'Allemagne
Les grains de café étaient encore un produit précieux il y a 100 ans. Cette denrée, qui fait aujourd'hui partie de notre quotidien, a franchi illégalement la frontière suisse à Bâle en direction de l'Allemagne, notamment après 1918.
A l'époque, l'Allemagne vient de perdre la Première Guerre mondiale, son économie est à genoux et tout est rationné. "A Riehen et Bâle, les étals des boulangeries et épiceries étaient pleins. C'était comme une vitrine sur un monde meilleur en Suisse", raconte Jacqueline Plum, historienne.
Quotas de 50 grammes par mois
Cette situation en inspire certains. "Il y avait deux types de contrebandiers: ceux qui n'avaient plus rien à manger et essayaient de faire passer des oeufs, du lait et quelques produits de base, et les professionnels qui se sont lancés dans le trafic de chocolat, de cacao et de café", explique Markus Möhring, ancien directeur du Musée des Trois Pays, dans la ville allemande de Lörrach.
Les quotas officiels étaient alors stricts et se limitaient à 50 grammes de café, une fois par mois. "A la frontière, les commerçants suisses avaient mis au point un petit sachet de papier pour 49 grammes de café, afin de pouvoir faire passer cette quantité", relate encore Markus Möhring.
Une localisation particulière
La localisation de Bâle était propice au trafic de café. "Entre Bâle et Lörrach, et entre Riehen et Lörrach, la frontière traversait un champ, une forêt, un pré. C'était un tracé complexe avec seulement quelques bornes pour matérialiser la frontière. Un eldorado pour les contrebandiers", souligne Markus Möhring.
Mais la route n'était pas sans danger, les douaniers surveillant le secteur. "Avec la hausse des échanges clandestins après 1918, des contrôles stricts ont été mis en place. Dès 1919, cent personnes étaient incarcérées à la prison du Lohnhof, à Bâle, pour des faits de contrebande", rapporte Jacqueline Plum.
Au fil des années 20 et 30, la contrebande va changer. A la place du café, ce sont des opposants au nazisme qui vont passer la frontière et se réfugier en Suisse. Des contrebandiers vont même sauver le drapeau du Parti social-démocrate allemand en 1933, en le faisant passer dans une poussette pour bébé.