Le 3 décembre 2020, le bureau central du contrôle des métaux précieux mène une inspection dans l'usine de Valcambi au Tessin. Les fonctionnaires découvrent de l'or à la provenance suspecte. Cet or vient directement d'une raffinerie de Dubaï nommée MTM (MTM-O Gold Refinery) appartenant au groupe Kaloti.
Ce nom est méconnu du grand public, mais dans le milieu des métaux précieux, Kaloti et son usine MTM est synonyme d'or sale. Cette entreprise est au coeur d'affaires de blanchiment d'argent de la drogue et de commercialisation d'or issu de zones de conflit au Soudan.
Document confidentiel
Dans un courrier confidentiel des autorités suisses, obtenu par la RTS ainsi que par le journal NZZ am Sonntag, les fonctionnaires mettent en garde la direction de Valcambi sur ses pratiques à hauts risques: "Nos investigations se sont concentrées (…) sur les lingots d'or achetés auprès de Trust One Financial Services. Ces lingots d'or ont été livrés directement depuis la raffinerie MTM basée à Dubaï. Dans les médias, cette société est liée au blanchiment d'argent et au financement du terrorisme."
Les fonctionnaires s'étonnent du comportement de l'entreprise suisse: "Valcambi a décidé de continuer ses relations d'affaires avec MTM, malgré les risques très importants sur la provenance de l'or."
Usine non contrôlée
Le document confidentiel indique également que l'entreprise Valcambi n'a mené aucune inspection ou contrôle dans l'usine de Dubaï. L'entreprise suisse s'est limitée aux informations fournies par un intermédiaire financier nommé Trust One.
Malgré ce constat, les fonctionnaires du bureau central du contrôle des métaux précieux n'ont pas sanctionné Valcambi. En effet, la législation suisse ne le prévoit pas, même en cas de constatations de manquement dans le devoir de diligence.
Contacté, le Département fédéral des finances, qui chapeaute le bureau central du contrôle des métaux précieux, explique que "le fait qu'une relation d'affaire potentiellement délicate existe ou ait existé ne constitue pas une preuve d'infraction pénale."
Dépassement de la "ligne rouge"
Pour Olivier R. Müller, expert dans l'horlogerie et ancien cadre dans une raffinerie d'or, ce document ne laisse planer aucun doute. "Valcambi a franchi une ligne rouge que les autres raffineries suisses n'oseraient pas franchir. C'est toute la chaîne d'approvisionnement qui est opaque avec Kaloti. C'est un risque énorme en termes de réputation et cela risque également de nuire à la renommée des autres acteurs du marché suisse", déclare-t-il.
L'enjeu est important. La Suisse est une plaque tournante du commerce de l'or mondial. Certaines estimations évaluent que près de 60 à 70% de l'or mondial passe par notre pays. Un succès qui s'explique par le savoir-faire des raffineries helvétiques, une absence de TVA pour l'or et un cadre légal sommaire.
Accusations de blanchiment d'argent
Ces documents confidentiels confirment les craintes des organisations non gouvernementales. Marc Ummel de Swissaid est la figure incontournable du domaine. Son expertise fait de lui un homme à la fois craint et critiqué par l'industrie des métaux précieux.
"Le document en question confirme ce que nous avons déjà dénoncé depuis plusieurs années. En s'approvisionnant auprès de sociétés très proches de Kaloti, Valcambi prend de gros risques et ne respecte pas les exigences de l'OCDE en termes de devoir de diligence. Kaloti a importé de l'or de la banque centrale du Soudan, dont une partie provient de zones de conflits, selon des experts de l'ONU. Kaloti a aussi été épinglé dans des affaires de blanchiment d'argent", affirme-t-il.
Dans un rapport de 2020, Swissaid expliquait déjà que l'or de Dubaï était acheté par Valcambi. Face caméra, Marc Ummel précise: "on peut se demander quelles sont les raisons d'importer de l'or déjà raffiné à 99,5% de pureté de Dubaï pour le fondre à nouveau dans une raffinerie helvétique. Une des raisons principales, c'est que l'or de Dubaï n'est pas certifié LBMA. Un standard international de la branche qui est indispensable pour pouvoir vendre de l'or aux grandes banques ou aux fabricants de montres. En transitant par une raffinerie suisse, l'or de Dubaï obtient soudainement la certification LBMA et prend de la valeur."
Provenance de l'or certifiée
Le certificat LBMA garantit à la fois la pureté des lingots et la provenance responsable de l'or. Celui-ci est censé ne pas provenir de zones de guerre ou de réseaux criminels. Le label de l'association LBMA permet de vendre son or partout et d'accéder aux acheteurs les plus sourcilleux, notamment les banques centrales.
Contacté par la RTS, le certificateur LBMA répond par courrier que la relation d'affaires entre Valcambi et Kaloti n'était pas problématique: "Nous suivons attentivement les entreprises au bénéfice de notre certification qui ont des relations d'affaires dans les zones identifiées à risque. Actuellement, il n'y a aucun problème à acheter de l'or des Emirats arabes unis, pour autant qu'il soit de source responsable."
Pour LBMA, officiellement tout est en ordre. Officieusement, le certificateur demande à la RTS, hors micro, de le tenir informé des révélations et des résultats de son enquête.
Plainte de Valcambi contre Swissaid
Valcambi n'a pas souhaité répondre aux questions envoyées conjointement par la RTS et le journal NZZ am Sonntag. En 2020, Valcambi avait officiellement contesté le rapport de Swissaid.
L'entreprise tessinoise a même porté plainte contre Swissaid et exigé un retrait du rapport. Dans un courrier, Valcambi a invoqué cette action contre Swissaid pour justifier son refus de répondre aux demandes d'interviews. "Valcambi ne souhaite pas s'exprimer en raison de procédures judiciaires en cours".
Dans le journal Le Temps, le patron de Valcambi répondait en octobre 2020 aux critiques formulées par Swissaid: "Nous respectons toutes les règles qui nous sont imposées, et nous allons même au-delà en demandant aux vendeurs de signer une déclaration de conformité. Nous menons tous les contrôles nécessaires pour éviter que de l'or douteux n'entre dans la chaîne de valeur de Valcambi, et nous cherchons à nous améliorer sans cesse."
La question des importations d'or de Dubaï
Dans le journal Berner Zeitung d'octobre 2020, le patron de Valcambi, Michael Mesaric précisait encore: "Nous n'avons plus de relations d'affaires avec Kaloti depuis une année (2019)."
Une affirmation surprenante, car les documents confidentiels obtenus par la RTS montrent que Kaloti livrait toujours de l'or à Valcambi à cette époque et même jusqu'en décembre 2020. La RTS ne dispose pas d'information qui prouve que ces relations d'affaires durent encore actuellement.
Les statistiques fédérales indiquent que l'importation d'or globale de Dubaï vers la Suisse n'a pas diminué ces dernières années. Selon les chiffres de la Confédération, entre 120 et 150 tonnes d'or, soit plusieurs milliards de francs, arrivent en Suisse annuellement. Reste à savoir quel impact auront ces révélations sur les clients de Valcambi, parmi lesquels Apple, Nokia, ainsi que de grands groupes horlogers et joailliers de Suisse.
François Ruchti
>> Voir l'émission Mise au Point du dimanche 3 septembre (20h10)