Ces révélations proviennent des documents confidentiels de la société de gestion de fortune zurichoise Finaport. Tout commence en janvier 2023 lorsque l'entreprise, sponsor officiel de l'Open de tennis de Zoug, est victime d'un piratage, comme le révélait le site Watson.
Un mois plus tard, ces données sont brièvement publiées sur le darknet. La RTS et ses partenaires internationaux ont choisi de les exploiter et de les analyser, en raison de l'intérêt public à connaître ce qu'elles contiennent. De façon inédite, cette fuite de données permet de lever le voile sur les pratiques de la place financière suisse et de détailler la manière dont la clientèle fortunée russe a continué d'être servie et conseillée après 2014 et l'annexion de la Crimée, et même après l'invasion de l'Ukraine en 2022.
Les documents étant issus d'un vol de données par un groupe de cybercriminels, seuls les noms et informations relevant de l'intérêt public sont aujourd'hui publiés par la RTS et ses partenaires.
Une famille impliquée dans l'effort de guerre
Parmi les clients fortunés de Finaport jusqu'à fin 2022 se trouvent la partenaire de longue date et les enfants d'Alexander Ponomarenko, le patron de Mosvodokanal. Cette entreprise étatique, basée à Moscou, est spécialisée dans le retraitement des eaux usées. Son patron est un ami proche de l'adjoint au maire de Moscou.
L'enquête de l'émission Temps Présent de la RTS montre que son entreprise, Mosvodokanal, est directement impliquée dans l'effort de guerre. Dans une vidéo publiée en mai 2023 sur le réseau social VKontakte, des soldats en uniformes de camouflage racontent leur parcours. Ils expliquent travailler pour l'entreprise Mosvodokanal et être partis pour "servir leur patrie".
Quelques mois plus tôt, Mosvodokanal partageait une annonce pour appeler au recrutement de soldats. L'entreprise moscovite annonçait alors prendre en charge une partie du salaire pour les combattants et promettait un "accompagnement de chaque mobilisé jusqu'à la fin victorieuse".
Fusils de sniper et appareils de vision nocturne
Dans cette vidéo, la direction de Mosvodokanal, dont fait partie Alexander Ponomarenko, affirme soutenir "ses gars sur le terrain" et que plusieurs tonnes de matériel ont été envoyées, comme des "lunettes de visée pour fusils sniper, des caméras thermiques et d'autres équipements".
Les données sécurisées par la RTS prouvent que, fin 2022, la famille du haut fonctionnaire russe détenait plus de 46 millions de dollars gérés par Finaport et déposés dans différents comptes bancaires suisses. Sollicité pour cette enquête, le gérant de fortune Finaport a refusé les demandes d'interview répétées de Temps Présent. Par écrit, l'entreprise fait savoir que les données divulguées sur le darknet constituent une "sélection arbitraire, non actualisée et incomplète" et met en garde contre des "informations fausses et trompeuses", tout en reconnaissant avoir été victime d'un piratage de ses données.
Concernant la clientèle russe, Finaport s'occupe aujourd'hui de "moins de huit clients résidant en Russie - sur un total de plus de 800 clients". L'entreprise précise qu'aucun de ses clients, actuels ou passés, n'est concerné par les sanctions. "Au cours des quinze dernières années, Finaport s'est toujours comportée de manière absolument conforme aux règles", ajoute le gestionnaire de fortune zurichois. L'entreprise explique réévaluer régulièrement les risques à la lumière de nouveaux éléments.
Un ex-ministre et conseiller du Kremlin client de Finaport
Jusqu'à fin 2021, une autre personnalité à "haut risque" figurait parmi les clients de Finaport: Leonid Reiman. Ancien ministre des Télécommunications du président Vladimir Poutine de 1999 à 2008 et conseiller personnel de l'ancien président Dmitri Medvedev entre 2008 et 2010, il a choisi la société zurichoise Finaport pour gérer sa fortune.
Leonid Reiman a pu ouvrir des comptes à Zurich, pour y déposer plusieurs dizaines de millions de francs suisses. L'origine de sa fortune n'est pourtant pas claire. En 2006 déjà, un tribunal arbitral de Zurich avait constaté l'implication de ce fidèle de Vladimir Poutine dans un "détournement de fonds" de grande échelle et dans des manoeuvres de blanchiment d'argent. Le Tribunal fédéral a confirmé publiquement ce jugement. Cela n'a pas empêché la société zurichoise Finaport de l'accepter comme client et de le conserver, même après l'invasion de la Crimée. Des centaines de millions d'euros ont circulé au fil des années sur les différents comptes de Leonid Reiman, hébergés par la Suisse.
Le jugement du tribunal arbitral n'a certes pas eu de portée pénale mais la question de l'origine des fonds déposés en Suisse par Leonid Reiman aurait dû se poser, car les montants étaient bien supérieurs aux rémunérations officielles touchées du temps de ses fonctions publiques.
Sur ce point, la société Finaport se défend de tout manquement et rappelle qu'elle "clarifie précisément les antécédents de ses clients et l'origine des avoirs à gérer". Finaport explique regretter de "ne pas pouvoir discuter publiquement des accusations portées par la RTS" et explique que l'entreprise est soumise au "secret professionnel prévu par la loi et assorti de sanctions pénales", ce qui l'empêche de partager des informations sur des personnes.
Cécile Tran-Tien, Antoine Harari et Clément Fayol
Une collaboration internationale
Près de 400'000 documents dont 284'000 e-mails internes de l'entreprise Finaport ont été analysés pour cette enquête. Ces données sont récentes et couvrent une période allant de 2004 à début 2023. Cette investigation a été réalisée en collaboration avec Tamedia, Le Monde, Der Spiegel, ZDF et l'Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP).
Contrôle des sanctions contre la Russie
Le Secrétariat d'Etat à l'économie (SECO) confirme avoir ouvert 30 procédures pénales pour des soupçons de contournement de sanctions par des entreprises suisses et procédé à 22 confiscations indépendantes en lien avec les sanctions contre la Russie. A ce jour, 7,5 milliards d'avoirs russes ont été gelés par la Confédération.
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